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viner, parce qu'il n'y trouveroit point les mêmes termes et les mêmes expressions qu'il sait.

Il n'est pas question ici de savoir si l'auteur de l'Esprit des Lois a manqué d'érudition ou non, mais de défendre ses autels'. Cependant il a fallu faire voir au public que le critique prenant un ton si décisif sur des choses qu'il ne sait pas, et dont il doute si peu qu'il n'ouvre pas même un dictionnaire pour se rassurer, ignorant les choses, et accusant les autres d'ignorer ses propres erreurs, il ne mérite pas plus de confiance dans les autres accusations. Ne peut-on pas croire que la hauteur et la fierté du ton qu'il prend partout n'empêchent en aucune manière qu'il n'ait tort? que, quand il s'échauffe, cela ne veut pas dire qu'il n'ait pas tort? que quand il anathématise avec ces mots d'impie et de sectateur de la religion naturelle, on peut encore croire qu'il a tort? qu'il faut bien se garder de recevoir les impressions que pourroient donner l'activité de son esprit et l'impétuosité de son style? que, dans ses deux écrits, il est bon de séparer les injures de ses raisons, mettre ensuite à part les raisons qui sont mauvaises, après quoi il ne restera plus rien?

L'auteur, aux chapitres du prêt à intérêt, et de l'usure chez les Romains, traitant ce sujet, sans doute le plus important de leur histoire, ce sujet qui tenoit tellement à la constitution, qu'elle pensa mille fois en être renversée; parlant des lois qu'ils firent par désespoir, de celles où ils suivirent leur prudence, des règlemens qui n'étoient que pour un temps, de ceux qu'ils firent pour toujours, dit, vers la fin du chapitre XXII: « L'an 398 de Rome, les tribuns Duellius et Menenius firent passer une loi qui réduisoit les intérêts à un pour cent par an.... Dix ans après, cette usure fut réduite à la moitié; dans la suite, on l'ôta tout à fait.... »

« Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l'excès, on trouva une infinité de moyens de l'éluder; il en fallut faire beaucoup d'autres pour la confirmer, corriger, tempérer : tantôt on quitta les lois pour suivre les usages, tantôt on quitta les usages pour suivre les lois. Mais, dans ce cas, l'usage devoit aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur : cette loi a contre elle, et celui qu'elle secourt, et celui qu'elle condamne. Le préteur Sempronius Aselus, ayant permis aux débiteurs d'agir en conséquence des lois, fut tué par les créanciers pour avoir voulu rappeler la mémoire d'une rigidité qu'on ne pouvoit plus soutenir.

Sous Sylla, Lucius Valerius Flaccus fit une loi qui permettoit l'intérêt à trois pour cent par an. Cette loi, la plus équitable et la

4. Pro aris.

plus modérée de celles que les Romains firent à cet égard, Paterculus la désapprouve. Mais, si cette loi étoit nécessaire à la république, si elle étoit utile à tous les particuliers, si elle formoit une communication d'aisance entre le débiteur et l'emprunteur, elle n'étoit point injuste.

« Celui-là paye moins, dit Ulpien, qui paye plus tard. » Cela décide la question, si l'intérêt est légitime; c'est-à-dire si le créancier peut vendre le temps, et le débiteur l'acheter. »

Voici comme le critique raisonne sur ce dernier passage, qui se rapporte uniquement à la loi de Flaccus, et aux dispositions politiques des Romains: « L'auteur, dit-il, en résumant tout ce qu'il a dit de l'usure, soutient qu'il est permis à un créancier de vendre le temps. On diroit, à entendre le critique, que l'auteur vient de faire un traité de théologie ou de droit canon, et qu'il résume ensuite ce traité de théologie et de droit canon; pendant qu'il est clair qu'il ne parle que des dispositions politiques des Romains, de la loi de Flaccus, et de l'opinion de Paterculus: de sorte que cette loi de Flaccus, l'opinion de Paterculus, la réflexion d'Ulpien, celle de l'auteur, se tiennent, ne peuvent pas se séparer.

J'aurois encore bien des choses à dire; mais j'aime mieux renvoyer aux feuilles mêmes « Croyez-moi, mes chers Pisons: elles ressemblent à un ouvrage qui, comme les songes d'un malade, ne fait voir que des fantômes vains'. »

TROISIÈME PARTIE.

On a vu dans les deux premières parties que tout ce qui résulte de tant de critiques amères est ceci : que l'auteur de l'Esprit des Lois n'a point fait son ouvrage suivant le plan et les vues de ses critiques; et que, si ses critiques avoient fait un ouvrage sur le même sujet, ils y auroient mis un très-grand nombre de choses qu'ils savent. Il en résulte encore qu'ils sont théologiens, et que l'auteur est jurisconsulte; qu'ils se croient en état de faire son métier, et que lui ne se sent pas propre à faire le leur. Enfin, il en résulte qu'au lieu de l'attaquer avec tant d'aigreur, ils auroient mieux fait de sentir eux-mêmes le prix des choses qu'il a dites en faveur de la religion, qu'il a également respectée et défendue. Il me reste à faire quelques réflexions.

4.

« Credite, Pisones, isti tabulæ fore librum
Persimilem, cujus velut ægri somnia, vanæ
<< Fingentur species. »

(Horat., De arte poetica.)

Cette manière de raisonner n'est pas bonne, qui, employée contre quelque bon livre que ce soit, peut le faire paroître aussi mauvais que quelque mauvais livre que ce soit; et qui, pratiquée contre quelque mauvais livre que ce soit, peut le faire paroître aussi bon que quelque bon livre que ce soit.

Cette manière de raisonner n'est pas bonne, qui, aux choses dont il s'agit, en rappelle d'autres qui ne sont point accessoires, et qui confond les diverses sciences, et les idées de chaque science. Il ne faut point argumenter, sur un ouvrage fait sur une science, par des raisons qui pourroient attaquer la science même.

Quand on critique un ouvrage, et un grand ouvrage, il faut tâcher de se procurer une connoissance particulière de la science qui y est traitée, et bien lire les auteurs approuvés qui ont déjà écrit sur cette science, afin de voir si l'auteur s'est écarté de la manière reçue et ordinaire de la traiter.

Lorsqu'un auteur s'explique par ses paroles, ou par ses écrits qui en sont l'image, il est contre la raison de quitter les signes extérieurs de ses pensées, pour chercher ses pensées; parce qu'il n'y a que lui qui sache ses pensées. C'est bien pis lorsque ses pensées sont bonnes, et qu'on lui en attribue de mauvaises.

Quand on écrit contre un auteur, et qu'on s'irrite contre lui, il faut prouver les qualifications par les choses, et non pas les choses par les qualifications.

Quand on voit dans un auteur une bonne intention générale, on se trompera plus rarement, si sur certains endroits qu'on croit équivoques, on juge suivant l'intention générale, que si on lui prête une mauvaise intention particulière.

Dans les livres faits pour l'amusement, trois ou quatre pages donnent l'idée du style et des agrémens de l'ouvrage dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne tient toute la chaîne.

Comme il est très-difficile de faire un bon ouvrage, et très-aisé de le critiquer, parce que l'auteur a eu tous les défilés à garder, et que le critique n'en a qu'un à forcer, il ne faut point que celui-ci ait tort; et, s'il arrivoit qu'il eût continuellement tort, il seroit inexcusable.

D'ailleurs, la critique pouvant être considérée comme une ostentation de sa supériorité sur les autres, et son effet ordinaire étant de donuer des momens délicieux pour l'orgueil humain, ceux qui s'y livrent méritent bien toujours de l'équité, mais rarement de l'indulgence.

Et comme de tous les genres d'écrire elle est celui dans lequel il est plus difficile de montrer un bon naturel, il faut avoir attention à ne point augmenter par l'aigreur des paroles la tristesse de la chose.

Quand on écrit sur les grandes matières, il ne suffit pas de consulter son zèle, il faut encore consulter ses lumières; et, si le ciel ne nous a pas accordé de grands talens, on peut y suppléer par la défiance de soi-même, l'exactitude, le travail, et les réflexions.

Cet art de trouver dans une chose, qui naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu'un esprit qui ne raisonne pas juste peut leur donner, n'est point utile aux hommes: ceux qui le pratiquent ressemblent aux corbeaux qui fuient les corps vivans, et volent de tous côtés pour chercher des cadavres.

Une pareille manière de critiquer produit deux grands inconvéniens le premier, c'est qu'elle gåte l'esprit des lecteurs par un mélange du vrai et du faux, du bien et du mal: ils s'accoutument à chercher un mauvais sens dans les choses qui naturellement en ont un très-bon; d'où il leur est aisé de passer à cette disposition, de chercher un bon sens dans les choses qui naturellement en ont un mauvais on leur fait perdre la faculté de raisonner juste, pour les jeter dans les subtilités d'une mauvaise dialectique. Le second mal est qu'en rendant par cette façon de raisonner les bons livres suspects, on n'a point d'autres armes pour attaquer les mauvais ouvrages de sorte que le public n'a plus de règle pour les distinguer. Si l'on traite de spinosistes et de déistes ceux qui ne le sont pas, que dira-t-on à ceux qui le sont?

Quoique nous devions penser aisément que les gens qui écrivent contre nous, sur des matières qui intéressent tous les hommes, y sont déterminés par la force de la charité chrétienne; cependant, comme la nature de cette vertu est de ne pouvoir guère se cacher, qu'elle se montre en nous malgré nous, et qu'elle éclate et brille de toutes parts; s'il arrivoit que, dans deux écrits faits contre la même personne coup sur coup, on n'y trouvât aucune trace de cette charité, qu'elle n'y parût dans aucune phrase, dans aucun tour, aucune parole, aucune expression; celui qui auroit écrit de pareils ouvrages auroit un juste sujet de craindre de n'y avoir pas été porté par la charité chrétienne.

Et, comme les vertus purement humaines sont en nous l'effet de ce qu'on appelle un bon naturel; s'il étoit impossible d'y découvrir aucun vestige de ce bon naturel, le public pourroit en conclure que ces écrits ne seroient pas même l'effet des vertus humaines.

Aux yeux des hommes, les actions sont toujours plus sincères que les motifs; et il leur est plus facile de croire que l'action de dire des injures atroces est un mal, que de se persuader que le motif qui les a fait dire est un bien.

Quand un homme tient à un état qui fait respecter la religion, et que la religion fait respecter, et qu'il attaque devant les gens

MONTESQUIEU I

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du monde un homme qui vit dans le monde, il est essentiel qu'il maintienne par sa manière d'agir la supériorité de son caractère. Le monde est très-corrompu: mais il y a de certaines passions qui s'y trouvent très-contraintes; il y en a de favorites qui défendent aux autres de paroître. Considérez les gens du monde entre eux; il n'y a rien de si timide: c'est l'orgueil qui n'ose pas dire ses secrets, et qui, dans les égards qu'il a pour les autres, se quitte pour se reprendre. Le christianisme nous donne l'habitude de soumettre cet orgueil; le monde nous donne l'habitude de le cacher. Avec le peu de vertu que nous avons, que deviendrions-nous si toute notre âme se mettoit en liberté, et si nous n'étions pas attentifs aux moindres paroles, aux moindres signes, aux moindres gestes? Or, quand des hommes d'un caractère respecté manifestent des emportemens que les gens du monde n'oseroient mettre au jour, ceux-ci commencent à se croire meilleurs qu'ils ne sont en effet; ce qui est un très-grand mal.

Nous autres gens du monde sommes si foibles que nous méritons extrêmement d'être ménagés. Ainsi, lorsqu'on nous fait voir toutes les marques extérieures des passions violentes, que veut-on que nous pensions de l'intérieur? Peut-on espérer que nous, avec notre témérité ordinaire de juger, ne jugions pas?

On peut avoir remarqué, dans les disputes et les conversations, ce qui arrive aux gens dont l'esprit est dur et difficile: comme ils ne combattent pas pour s'aider les uns les autres, mais pour se jeter à terre, ils s'éloignent de la vérité, non pas à proportion de la grandeur ou de la petitesse de leur esprit, mais de la bizarrerie ou de l'inflexibilité plus ou moins grande de leur caractère. Le contraire arrive à ceux à qui la nature ou l'éducation ont donné de la douceur comme leurs disputes sont des secours mutuels, qu'ils concourent au même objet, qu'ils ne pensent différemment que pour parvenir à penser de même, ils trouvent la vérité à proportion de leurs lumières : c'est la récompense d'un bon naturel.

Quand un homme écrit sur les matières de religion, il ne faut pas qu'il compte tellement sur la piété de ceux qui le lisent, qu'il dise des choses contraires au bon sens; parce que, pour s'accréditer auprès de ceux qui ont plus de piété que de lumières, il se discrédite auprès de ceux qui ont plus de lumières que de piété.

Et comme la religion se défend beaucoup par elle-même, elle perd plus lorsqu'elle est mal défendue que lorsqu'elle n'est point du tout défendue.

S'il arrivoit qu'un homme, après avoir perdu ses lecteurs, attaquât quelqu'un qui eût quelque réputation, et trouvât par là le moyen de se faire lire, on pourroit peut-être soupçonner que, sous prétexte de sacrifier cette victime à la religion, il la sacrifieroit à son amour-propre.

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