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où il n'y a qu'un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel. La douceur règne dans les gouvernemens modérés.

Lorsque nous lisons dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espèce de douleur les maux de la nature humaine.

Dans les gouvernemens modérés, tout, pour un bon législateur, peut servir à former des peines. N'est-il pas bien extraordinaire qu'à Sparte une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d'un autre; de n'être jamais dans sa maison qu'avec des vierges? En un mot, tout ce que la loi appelle une peine est effectivement une peine.

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C'est bien dans les anciennes lois françoises que l'on trouve l'esprit de la monarchie. Dans les cas où il s'agit de peines pécuniaires, les non-nobles sont moins punis que les nobles'. C'est tout le contraire dans les crimes 2; le noble perd l'honneur et réponse en cour, pendant que le vilain, qui n'a point d'honneur, est puni en son corps.

СНАР. ХІ.

Que, lorsqu'un peuple est vertueux, il faut peu de peines.

Le peuple romain avoit de la probité. Cette probité eut tant de force, que souvent le législateur n'eut besoin que de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. Il sembloit qu'au lieu d'ordonnances il suffisoit de lui donner des conseils.

Les peines des lois royales et celles des lois des douze tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne3, soit par une conséquence de la loi Porcie'. On ne remarqua pas que la république en fût plus mal réglée, et il n'en résulta aucune lésion de police.

4. «Si, comme pour briser un arrêt, les non-nobles doivent une amende de quarante sous, et les nobles de soixante livres.» (Somme rurale, liv. II, p. 198, édit. goth. de l'an 1512; et Beaumanoir, chap. LX, p. 309.) 2. Voy. le conseil de Pierre Desfontaines, chap. xi, surtout l'article 22.

3. Elle fut faite par Valerius Publicola, bientôt après l'expulsion des rois; elle fut renouvelée deux fois, toujours par des magistrats de la même famille, comme le dit Tite Live, liv. X. — Il n'était pas question de lui donner plus de force, mais d'en perfectionner les dispositions. Diligentibus sanctam, dit Tite Live, ibid.

4. « Lex Porcia pro tergo civium lata. » Elle fut faite en 454 de la fondation de Rome.

Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute voie de fait contre un citoyen qui avoit appelé au peuple, n'infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine d'être réputé méchant'.

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L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé, comme il l'est ailleurs par les grandes.

Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État, un gouvernement violent veut soudain le corriger; et, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement : l'imagination se fait à cette grande peine, comme elle s'étoit faite à la moindre; et, comme on diminue la crainte pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étoient communs dans quelques Etats; on voulut les arrêter; on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins.

De nos jours la désertion fut très-fréquente: on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n'est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours exposer sa vie, en méprise, ou se flatte d'en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte : il falloit donc laisser une peine2 qui faisoit porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a réellement diminuée.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmés; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchemens : on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines.

Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau; et que la plus grande partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.

Que, s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.

Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légères

1. «Nihil ultra quam improbe factum adjecit. (Tite Live, liv. X, chap. Ix.)

2. On fendoit le nez, on coupoit les oreilles,

MONTESQUIEU I

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Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu'à cette correction, ses yeux sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les inconvéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur; mais il reste un vice dans l'Etat, que cette dureté a produit: les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.

Lysandre' ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens d'avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu en pleine assemblée de couper le poing aux prisonniers qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s'étoit opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avoit dépravé les esprits et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce.

«Les Argiens, dit Plutarque, ayant fait mourir quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d'expiation, afin qu'il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. »

Il y a deux genres de corruption; l'un, lorsque le peuple n'ob serve point les lois; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois : mal incurable, parce qu'il est dans le remède même

CHAP. XIII. · · Impuissance des lois japonoises.

Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon.

On y punit de mort presque tous les crimes 3, parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n'est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que, l'empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats chose contraire à la défense naturelle.

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime, est là sévèrement puni : par exemple, un homme qui hasarde de l'argent au jeu est puni de mort.

Il est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue, absoudre ses législateurs

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1. Xénophon, Hist., liv. II, chap. 1, § 20, sq.

2. OEuvres morales: De ceux qui manient les affaires d'État, § 14. 3. Voy. Kempfer.

4. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. III, part. II, p. 428.

de l'atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méprisent la mort, et qui s'ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices? et ne s'y familiarisent-ils pas?

Les relations nous disent, au sujet de l'éducation des Japonois, qu'il faut traiter les enfans avec douceur, parce qu'ils s'obstinent contre les peines; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu'ils se mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui doit régner dans de gouvernement domestique, n'auroit-on pas pu juger de celui qu'on devoit porter dans le gouvernement politique et civil?

Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines et des récompenses; par des maximes de philosophie, de morale et de religion, assorties à ces caractères; par la juste application des règles de l'honneur; par le supplice de la honte; par la jouissance d'un bonheur constant, et d'une douce tranquillité; et, s'il avoit craint que les esprits, accoutumés à n'être arrêtés que par une peine cruelle ne pussent plus l'être par une plus douce, il auroit agi d'une manière sourde et insensible : il auroit, dans les cas particuliers les plus graciables, modéré la peine du crime, jusqu'à ce qu'il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.

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Mais le despotisme ne connoît point ces ressorts; il ne mène pas par ces voies. Il peut abuser de lui; mais c'est tout ce qu'il peut faire. Au Japon, il a fait un effort: il est devenu plus cruel que lui-même. Des âmes partout effarouchées et rendues plus atroces n'ont pu être conduites que par une atrocité plus grande. Voilà l'origine, voilà l'esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme; mais des efforts si inouïs sont une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir une bonne police, et leur foiblesse a paru encore mieux.

Il faut lire la relation de l'entrevue de l'empereur et du deyro à Méaco2. Le nombre de ceux qui y furent étouffés, ou tués par des garnemens, fut incroyable on enleva les jeunes filles et les garcons; on les retrouvoit tous les jours exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout nus, cousus dans des sacs de toile, afin qu'ils ne connussent pas les lieux par où ils avoient passé; on vola tout ce qu'on voulut; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montoient; on renversa des voitures pour dépouiller les dames. Les Hollandois, à qui l'on dit qu'ils ne pou

1. Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique dans les cas où les esprits ont été gâtés par des peines trop rigoureuses.

2. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. V, p. 2.

voient passer la nuit sur des échafauds, sans être assassinés, en descendirent, etc.

Je passerai vite sur un autre trait. L'empereur, adonné à des plaisirs infâmes, ne se marioit point. Il couroit risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles : il en épousa une par respect, mais il n'eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les plus belles femmes de l'empire: tout étoit inutile. La fille d'un armurier étonna son goût1: il se détermina, il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu'il leur avoit préféré une personne d'une si basse naissance, étoufférent l'enfant. Ce crime fut caché à l'empereur : il aurait versé un torrent de sang. L'atrocité des lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'impunité.

CHAP. XIV.·

· De l'esprit du sénat de Rome.

Sous le consulat d'Acilius Glabrio et de Pison, on fit la loi Acilia? pour arrêter les brigues. Dion dit que le sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tribun C. Cornelius avoit résolu de faire établir des peines terribles contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort porté. Le sénat pensoit que des peines immodérées jetteroient bien la terreur dans les esprits, mais qu'elles auroient cet effet, qu'on ne trouveroit plus personne pour accuser ni pour condamner; au lieu qu'en proposant des peines modiques, on auroit des juges et des accusateurs.

CHAP. XV. - Des lois des Romains à l'égard des peines.

Je me trouve fort dans mes maximes lorsque j'ai pour moi les Romains, et je crois que les peines tiennent à la nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple changer à cet égard de lois civiles à mesure qu'il changeoit de lois politiques.

Les lois royales, faites pour un peuple composé de fugitifs, d'esclaves et de brigands, furent très-sévères. L'esprit de la république auroit demandé que les décemvirs n'eussent pas mis ces lois dans leurs douze tables; mais des gens qui aspiroient à la tyrannie n'avoient garde de suivre l'esprit de la république.

Tite Live3 dit, sur le supplice de Metius Suffetius, dictateur

1. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. V, p. 2.

2. Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne pouvoient plus être admis dans l'ordre des sénateurs, et nommés à aucune magisirature. (Dion, liv. XXXVI, chap. xxi.)

3. Liv. I, chap. xxviii.

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