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de ces guerres où « l'on se bat très - ardemment, » c'est M. Amédée Thierry qui parle, « pour construire' l'édifice de la religion que nous professons et qui, dans nos temps troublés, est le dernier asile de la civilisation, » avaient de quoi tenter un esprit élevé et studieux. La facilité même du . travail, dont les sources sont nombreuses et sûres, devenait un attrait de plus. M. Amédée Thierry a voulu écrire avec équité l'histoire de Nestorius et de saint Cyrille d'Alexandrie (c'est la seule à laquelle nous voulions nous arrêter aujourd'hui); y est-il parvenu? Déjà nous avions eu le chagrin de voir le frère d'Augustin Thierry traiter avec une injuste. rigueur saint Jean Chrysostome, l'une des plus majestueuses et des plus touchantes figures, l'un des types les plus achevés que les annales de l'Eglise aient jamais offerts à l'admiration émue de la postérité. L'évêque qui fut, contre Nestorius, le champion infatigable et triomphant du dogme de l'Incarnation, saint Cyrille d'Alexandrie, moins sympathique, avouonsle, que saint Jean Chrysostome, - n'a point obtenu de M. Amédée Thierry une équité et une bienveillance refusées même à l'éloquent patriarche de Constantinople. Sous la plume de notre historien, l'évêque d'Alexandrie, qui sut apporter dans ses luttes contre Nestorius non moins de modération que de vigueur, devient un personnage odieux, bien peu digne de la reconnaissance que les siècles chrétiens lui ont vouée. Que dis-je ? M. Amédée Thierry ne craint pas «< d'ébranler cet édifice qui, dans nos temps troublés, est le dernier asile de la civilisation; » son récit qui, pour rappeler un mot célèbre, semble impartial et apprend à ne l'être pas, entame singulièrement, ou, pour tout dire, ruine l'autorité morale du concile d'Ephèse. Si je ne me trompe, les lecteurs de la Revue des Deux-Mondes ont dù ne voir qu'une réunion tumultueuse et passionnée, conduite par un chef dont la loyauté n'égalait pas l'habileté et l'énergie, dans cette assemblée que saint Grégoire le Grand nommait, avec celles de Nicée, de Constantinople et de Chalcédoine, à la suite des

1 Construire n'est pas le mot propre. Nous ne nions pas que les vérités révélées soient susceptibles de se développer, mais si l'on nous permet cette comparaison, elles se développent comme la plante, toujours identique à elle-même, quoique plus humble à ses débuts qu'à l'époque de sa pleine croissance; non comme l'édifice qui s'agrandit par l'accession d'éléments nouveaux. L'édifice ne vit pas; la plante vit, et la vérité aussi.

quatre Evangiles, et dont l'Eglise universelle a accueilli les décrets comme l'authentique et irréformable expression de sa foi. La conscience catholique proteste contre de telles attaques, et demande à l'histoire de restituer leur véritable caractère à saint Cyrille et au concile qu'il présida. Mais, avant tout, il importe de préciser l'objet des guerres doctrinales. que M. Amédée Thierry a voulu raconter; exposons d'abord le dogme contesté par Nestorius, et montrons-en les origines scripturaires et traditionnelles.

«Le concile de Nicée qui, en 325, posa la grande assise de l'édifice catholique en définissant le dogme de la Trinité et en établissant par une décision sans appel la consubstantialité des trois personnes divines, » dit M. Amédée Thierry,

ne s'appesantit point sur le dogme de l'Incarnation. Il dit seulement, dans l'exposition de foi qui résume ses travaux et que nous appelons son symbole, que Jésus-Christ, fils unique de Dieu, est descendu du ciel pour notre salut, qu'il s'est incarné et fait homme, qu'il a souffert, qu'il a été enseveli et est ressuscité le troisième jour. C'était, sous une formule générale, la croyance de la plupart des Eglises; mais cette formule un peu vague couvrait bien des questions de détail que le concile ne crut pas à propos de soulever. »

Sans doute, le concile de Nicée n'avait eu à affirmer, contre les négations ariennes, que la divinité de Jésus-Christ. Il avait proclamé, sur ce point capital, la foi de toutes les Eglises, et de celles-là même que leur rigorisme disciplinaire, fondé sur la croyance erronée de l'irrémissibilité de certaines fautes, avait séparées de l'unité et de la charité romaines. A Constantin, qui lui demandait s'il admettait le symbole de Nicée, l'évêque novatien Acésius avait pu répondre qu'il n'avait jamais eu d'autre foi que celle qui y était exprimée '. L'unité de la personne du Christ n'était pas en cause; les Ariens ne la contestaient pas, ils niaient seulement que cette personne fût

1 Socrate, 1, 10; Sozomène, 1, 22.

divine; aussi, le concile de Nicée n'avait-il pas à formuler en termes exprès un dogme que l'on n'attaquait pas, ni à condamner des erreurs qui ne s'étaient pas encore produites. Mais s'ensuit-il que, sur cette question non moins essentielle que celle de la divinité du Verbe, les opinions fussent flottantes et que la liberté doctrinale régnât au sein de la chrétienté? Sans doute, la langue théologique n'avait pas encore atteint cette définitive précision que devaient lui donner les controverses dont nous esquissons l'histoire; et à ce point de vue, au point de vue de la forme qui est quelque chose, mais qui n'est pas tout, et qui n'est pas le principal, la doctrine christologique était susceptible de progrès. Toutefois le fond de la doctrine était intact, immuable, universellement incontesté. Dociles tout ensemble à la voix qui a dit : Depositum custodi ', et à celle qui a dit aussi : Crescite in cognitione Domini nostri et Salvatoris 2, la raison et la foi catholiques, excitées par les négations mêmes qui prétendaient altérer la substance du dogme, pouvaient bien en pénétrer mieux les profondeurs et y porter une lumière qui n'en dissipera jamais complétement l'auguste et mystérieuse obscurité; elles n'avaient rien à créer ou à changer. L'Ecriture renfermait, la tradition avait mis en lumière les éléments constitutifs du dogme de l'Incarnation. Le Christ est un, et, pour parler comme saint Jean 5, celui-là est Antéchrist qui divise Jésus. L'Evangile et les écrits des Apôtres ne nous montrent en Jésus-Christ qu'un seul moi, partant, une seule personne. «Avant qu'Abraham fùt créé, je « suis 1, » disait le Sauveur, et encore : « Moi et mon Père, << nous sommes un *. » Sans énoncer sous une forme didactique le dogme de l'unité de la personne du Verbe incarné, les Pères des premiers temps l'affirment, ils appliquent cette communication des idiomes, scandale de Nestorius, en vertu de laquelle on doit attribuer à l'unique personne du Verbe fait chair les deux natures, divine et humaine, et les propriétés, les actions de ces deux natures, de même que le langage usuel, fondé sur une haute raison, attribue à l'unique personne de

1 I Timoth., vi, 20.

? II Petr., II, 18.

Ia Ep. Joan., iv. 3.
Joan., VIII, 58.
Ibid.. x. 30.

l'homme les propriétés et les actions des deux substances qui la constituent. Saint Pierre avait fait usage de cette communication des idiomes (ou propriétés), quand il avait dit aux Juifs : « Vous avez tué l'auteur de la vie ; » son exemple fut suivi. «Laissez-moi, » s'écriait saint Ignace d'Antioche, « être l'imitateur de la Passion de mon Dieu 2. » D'autres textes non moins décisifs se rencontrent dans les lettres de cet héroïque confesseur; Théodoret les a cités, et il y a vu l'expression d'une foi qui, en réalité, n'avait jamais cessé d'être la sienne 3. Un autre Père qui, lui aussi, appartient à la vaillante légion des Pères apostoliques, a écrit ces fortes paroles dont saint Cyrille d'Alexandrie n'a pas dépassé l'énergie. « Contents des secours de Dieu, » disait aux Corinthiens saint Clément de Rome,« soigneusement occupés de ses paroles, vous les gardiez profondément cachées dans vos « entrailles, et ses souffrances vous étaient présentes. » L'auteur de la lettre qui porte le nom de saint Barnabé, proclame la passibilité du Fils de Dieu; Tatien, disciple de saint Justin, parle du Dieu qui a souffert (00; TETOVO), et saint Irénée ne tient pas un autre langage. « L'invisible, » dit-il, « est devenu visible, l'impassible a voulu souffrir. » Les Pères, qui succédèrent aux disciples des Apôtres, exprimèrent avec non moins de fermeté leur foi à l'unité de la divine personne du Christ, en même temps qu'ils défendaient la radicale distinction des deux natures qui subsistent en lui. Saint Athanase lance à la face de toutes les hérésies qui prétendaient scinder ou amoindrir le Christ, cette assertion d'une vérité rigoureuse : « Qu'ils avouent leur erreur, ceux qui <<niaient que Dieu a été crucifié *. »

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L'hérésie apollinariste provoqua de solennelles affirmations de la vraie foi et fut l'occasion d'un véritable développement. doctrinal. Apollinaire, évêque de Laodicée, qui donna à cette erreur un nom que les services de son père et les siens

1 Act. Ap., ш, 15.

Ad Rom., VI.

Dialog., 1. (Migne, OEuvres de Théodoret, t. IV, p. 81.)

I ad Cor., II.

Ep. Barn., v.

Ad Græcos, n. 10.

7 Advers. hæres., ш, 16, 6.

Ep. ad Epictetum, 10.

avaient illustré, distinguait, avec les Platoniciens, trois éléments constitutifs de l'ètre humain : le corps (ou), l'âme sensitive (u), et l'âme raisonnable (vežu ou vous), de laquelle, malgré les données de l'expérience et l'invincible témoignage de la conscience, il séparait l'âme sensitive. Apollinaire n'accordait au Sauyeur que le corps et l'âme sensitive; dans son système, le Verbe avait tenu la place et rempli en JésusChrist les fonctions de l'âme raisonnable. C'était, comme l'a fort bien remarqué M. Amédée Thierry, « détruire la réalité de la Rédemption, puisqu'il fallait un homme en même temps qu'un Dieu pour racheter le crime d'Adam. » L'apollinarisme détruisait l'humanité du Christ; en effet, selon le mot de Tertullien, d'accord en cela avec la raison et avec l'Evangile, « l'âme n'est pas l'homme à elle seule, il faut qu'elle << soit unie à ce limon qui, vivifié par elle, s'appelle l'homme; <«< la chair sans l'âme n'est pas l'homme non plus; quand « l'âme s'est exilée du corps, le corps n'a droit qu'au nom de «< cadavre. L'homme, c'est, pour ainsi dire, le tissu de deux <«< substances; à leur union seule peut s'appliquer le nom « d'homme'. » « Pourquoi, « Pourquoi,» demandait l'éloquent Africain aux docètes qui ne voulaient voir dans la chair du Christ que des apparences, « pourquoi divisez-vous le Christ par « vos mensonges? Le Christ tout entier a été vérité 2. »

Les Pères les plus illustres du Ive siècle, ceux-là qui, avec Apollinaire, oublieux, hélas! de son antique gloire, avaient combattu le bon combat pour la cause de la divinité du Verbe, saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, défendirent contre l'erreur nouvelle, la réalité intégrale de la nature humaine du Christ, mais en se gardant bien de sacrifier, de compromettre même l'unité de sa personne divine. Sans doute, ils proclament qu'il y a en Jésus-Christ une âme humaine, une âme qui, aux jours de sa vie terrestre, a connu les souffrances morales, les angoisses, et qui a été << triste jusqu'à la mort, » mais ils n'attribuent point à cette âme une personnalité distincte. Ils déclarent « qu'il y a en Jésus-Christ deux natures, la divine et l'humaine, mais qu'il n'y a pas deux Fils 5; » ils proclament, sous la forme

1 De Resurrect. carnis, c. XL.

De Carne Christi, c. v.

3 S. Greg. de Naz., Epist. I ad Cledonium. (Migne, t. III, p. 180.)

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