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crois, car il y en a vingt que je le lui entends dire; ce mot qu'on a cité cent fois comme moderne, est de Cicéron.

Quintilien a classé et examiné les trois genres du discours oratoire. Or, tout discours est composé de deux choses, les pensées et les mots. Les pensées dépendent de l'invention et de la disposition des parties; et il en a traité en parlant de tous les moyens que peut employer l'orateur, et de la manière dont il doit les distribuer. Les mots dépendent de l'élocution, et c'est ce dont il lui reste à s'occuper; car l'orateur a trois devoirs à remplir, d'instruire, de toucher, de plaire. Il instruit par le raisonnement; il touche par le pathétique; il plait par l'élocution: « C'est, conti«nue Quintilien, de ces trois choses la plus difficile, « au jugement même des orateurs. En effet, Antoine, « l'aïeul du triumvir, disait qu'il avait vu bien des «gens diserts, et pas un homme éloquent. Il appelait « disert celui qui disait sur un sujet ce qu'il fallait « dire: il entendait par éloquent celui qui disait «< comme il fallait dire. Depuis lui, Cicéron nous a « dit aussi que savoir inventer et disposer est d'un << homme de sens, mais que savoir exprimer est d'un <<< orateur. En conséquence, il s'est particulièrement « étudié à bien enseigner cette partie de la rhétorique. « Le mot même d'éloquence fait assez voir qu'il a <<< raison: car être éloquent à proprement parler, n'est « autre chose que de pouvoir produire au-dehors toutes «ses pensées, toutes ses conceptions, tous ses senti<< mens, et es communiquer aux autres; et, sans «< cette faculté, tout ce que nous avons enseigné jus« qu'ici devient inutile. Or, si l'expression ne donne

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<< pas à la pensée toute la force dont elle est suscep<< tible, vous n'aurez rien fait qu'à demi. Voilà donc <<< surtout ce qu'il faut apprendre, et à quoi l'art est << absolument nécessaire; voilà quel doit être l'objet <<< de nos soins, de nos exercices, de notre imitation; « voilà l'étude de toute la vie, voilà ce qui fait qu'un <<< orateur l'emporte sur un autre orateur, et qu'un « style est plus parfait qu'un autre; car les écrivains <<< asiatiques et ceux des Romains dont le goût est «< corrompu, n'ont pas toujours péché dans l'invention « ou la disposition; mais les uns, trop enflés, ont « manqué de mesure dans la diction, et les autres, << ou secs ou affectés, ont manqué de force dans le style. « Qu'on n'aille pas en conclure néanmoins qu'il ne «faut s'occuper que des mots. Je me hâte d'aller au<<< devant de cet abus que quelques personnes pour<< raient faire de ce que je viens de dire. Il faut les « arrêter tout court, et me déclarer d'abord contre ces << gens qui se consument Vainement à agencer des pa. « roles sans se mettre en peine des choses, qui sont « pourtant les nerfs du discours. Ils cherchent l'élé«gance, qui est charmante en elle-même, il est vrai, «mais quand elle est naturelle, et non pas quand « elle est affectée. «

Quintilien se sert ici d'une comparaison dont la justesse est frappante, et très-propre à faire comprendre comment une qualité nécessaire pour faire valoir toutes les autres ne produit pourtant rien par elle-même, si elle est seule. « Ne voyons-nous pas que

<<< ces corps robustes l'exercice a fortifiés, et qui

que

<< ont un air de santé, tirent leur beautés des mêmes « choses qui font leurs forces? Tous leurs membres

<«<< sont bien attachés, bien proportionnés; ils n'ont <<< ni trop, ni trop peu d'embonpoint: leur chair est à « la fois ferme et vermeille; mais qu'ils se montrent « à nous peints de vermillon et couverts de fard, ils << perdront à nos yeux toute la beauté que leur force «<leur donnait. Je veux donc que l'on pense aux mots, « mais que l'on soit encore plus occupé des choses; « car d'ordinaire les meilleures expressions tiennent « à la pensée même; mais par malheur nous les cher<< chons, nous les poursuivons comme si elles voulaient <<< se dérober à nous. Nous ne croyons jamais que ce « qu'il faut dire soit si près, et comme à notre por«tée; nous voulons le faire venir de loin, nous fai<<< sons violence à notre génie. C'est cette recherche «<< qui nuit au discours; car les termes qui plaisent le « plus aux esprits sensés sont simples comme le lan« gage de la vérité : au contraire, ces mots qui ne << montrent que la peine qu'on a eue à les trouver << n'ont pas la grâce qu'ils affectent, ne laissent rien <<< dans l'esprit, et offusquent la pensée. Cependant « Cicéron avait déclaré assez nettement que le plus « grand vice qu'un discours puisse avoir, c'est de s'éloigner trop de la manière ordinaire de parler. Mais <<< apparemment Cicéron n'y entendait rien : c'est un << barbare en comparaison de nous. Nous n'aimons <<< plus rien de ce que la nature a dicté; nous vou«<lons, non pas des ornemens, mais des raffinemens, «< comme si les mots pouvaient avoir quelque beauté « quand ils ne conviennent pas aux choses qu'ils veu« lent exprimer..... Je conclus qu'il faut avoir un « grand soin de l'élocution, pourvu qu'on sache bien << qu'il ne faut rien faire pour l'amour des mots, les

«<< mots eux-mêmes n'ayant été inventés que pour les

<<<< choses. >>

SECTION III.

De l'Elocution et des Figures.

QUINTILIEN distingue trois qualités principales dans l'élocution oratoire : la clarté, la correction, l'ornement. La clarté dépend surtout de la propriété et de l'arrangement naturel des mots : la correction résulte de la régularité des constructions; l'ornement naît de l'heureux emploi des figures. Il veut que la diction de l'orateur soit si claire, que la pensée frappe l'esprit comme la lumière frappe les yeux. Il a raison sans doute, puisque ceux, à qui l'orateur s'adresse ne peuvent l'entendre trop tôt ni trop bien; mais, quoiqu'en général la première qualité du style soit la clarté, il serait trop rigoureux d'exiger qu'en tout genre d'écrire elle fût toujours portée au même point. Il est des matières abstraites qui ne comportent que le degré de clarté proportionné à l'étendue et à la profondeur des idées et à l'attention du lecteur; et ce serait alors une prétention de la paresse, de vouloir que l'écrivain rendît sensible, au premier aperçu, ce qui, pour être entendu, a besoin d'être inédité. Un ouvrage tel que le Contrat social ou l'Esprit des Lois ne peut pas se lire comme un ouvrage oratoire. La raison est simple; c'est que le philosophe et l'orateur se proposent un but différent: l'un veut surtout vous forcer à réfléchir, l'autre ne doit pas même vous laisser le temps de la réflexion.

Pour ce qui regarde la propriété des termes, Quin

tilien observe qu'il ne faut pas prendre ce mot dans nn sens trop littéral; car il n'y a point de langue qui ait précisément un mot propre pour chaque idée, et qui ne soit souvent obligée de se servir du même terme pour exprimer des choses différentes. La plus riche est celle qui a le moins besoin de ces sortes d'emprunts qui sont toujours des preuves d'indigence. Parmi nous, par exemple, on se sert du même mot pour dire qu'on aime le jeu et les femmes. Les Grecs avaient au moins un mot particulier pour signifier l'amour d'un sexe pour l'autre, pas, et cette distinction était juste. Les Latins en avaient un, pietas, qui, en exprimant l'amour des enfans pour leurs parens, caractérisait un sentiment religieux, et cette idée était un précepte de morale.

Quintilien remarque aussi que la propriété des termes est si essentielle au discours, qu'elle est plutôt un devoir qu'un mérite. Je ne sais ce qu'il en était de son temps: on peut croire que, les premières études étant généralement plus soignées, l'habitude de s'énoncer en termes convenables, et d'avoir, en écrivant, l'expression propre, n'était pas très-rare. Aujourd'hui, si c'est un devoir, comme il le dit, ce devoir est si rarement rempli, qu'on peut sans scrupule en faire un mérite. Nous nous sommes tellement accoutumés à croire que tout se devine et que rien ne s'apprend; il

y a si peu de gens qui aient cru devoir étudier leur

langue, qu'il ne faut pas s'étonner si, parmi ceux qui écrivent, il en est tant à qui la propriété des termes est une science à peu près étrangère. Il n'y a que nos bons écrivains à qui l'usage du mot propre soit familier. Lorsque nous en serons à la littérature moderne,

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