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SUR LES FACULTÉS INTELLECTUELLES

DE L'HOMME.

ESSAI II.

DES FACULTÉS QUE NOUS DEVONS A NOS SENS.

CHAPITRE XIX.

DE LA MATIÈRE ET DE L'ESPACE.

Jusqu'ici nous avons considéré les objets sensibles comme de simples qualités. Mais des qualités supposent un sujet. Le sujet des qualités sensibles, nous l'appelons matière, substance matérielle, corps; qu'est-ce maintenant que la matière ? c'est la question que nous allons examiner.

Je distingue dans une bille sa figure, sa couleur, son mouvement. Mais sa figure n'est point elle, sa couleur n'est point elle, son mouvement n'est point elle, ni ces trois choses ensemble ne sont elle : elle est quelque chose qui a cette figure, cette couleur, ce mouvement. Voilà ce que la nature nous enseigne, et ce que croit le genre

humain.

Quant à la nature de ce quelque chose, tout ce que nous en savons, c'est qu'il a les qualités que nos sens aperçoivent. Mais comment savons-nous que ce sont des

qualités, et qu'elles ne peuvent exister hors d'un sujet ? j'avoue que j'ignore comment nous l'avons appris, de même que j'ignore comment nous avons appris que les qualités elles-mêmes existent. Comme c'est la nature qui nous instruit de leur existence, il est probable que c'est elle aussi qui nous enseigne que ce sont des qualités.

La persuasion que la figure, le mouvement, la couleur sont des qualités et supposent un sujet, est un jugement naturel, ou une découverte de la raison, ou un préjugé. Des philosophes ont soutenu cette dernière opinion; à leur avis, un corps n'est que la collection de ce qu'on appelle ses qualités; ce fut la doctrine de Berkeley et celle de Hume, et ils l'adoptèrent sur ce fondement que l'idée de substance, ne pouvant être ni une idée de sensation ni une idée de réflexion ne devait point exister dans l'esprit.

Pour moi, je l'avoue, il me semble absurde de soutenir qu'il y a de l'étendue et rien d'étendu, du mouvement et rien qui soit mû; cependant je ne saurais quelle raison alléguer en faveur de mon opinion; tout ce que je puis dire, c'est qu'elle me paraît évidente par elle-même, et l'inspiration immédiate de ma nature.

par

Toutes les langues déposent de l'universalité de cette croyance; toutes expriment les qualités sensibles des adjectifs, et dans toutes, l'adjectif suppose un substantif exprimé ou sous entendu; or, cette relation est précisément celle des qualités au sujet,

Les qualités sensibles entrent pour une si grande part dans la somme de nos idées, leurs espèces sont si variées leur nombre si grand, que si la nature ne nous enseignait pas à les attribuer à un sujet, cette attribution serait un travail difficile qui exigerait un temps considérable et qu'on ne trouverait pas également avancé dans chaque

individu; et non-seulement il y aurait de l'inégalité dans les progrès de ce travail chez les individus, mais encore entre les nations et les siècles. Cependant et les individus. et les nations et les siècles, sont et ont toujours été au même niveau sur ce point; ce qu'un homme appelle qualité, tous l'appellent et l'ont toujours appelé de même. Il paraît donc que c'est la nature qui nous enseigne que les choses immédiatement perçues sont des qualités, et qu'elles doivent avoir un sujet. Or, tout ce que nos sens nous apprennent de ce sujet, c'est qu'il est ce à quoi les qualités appartiennent. D'où il suit que nous n'avons de la matière, dépouillée de ses qualités, qu'une notion relative; et j'ajoute que cette notion sera toujours fort obscure, jusqu'à ce qu'il ait été accordé aux hommes de nouvelles facultés.

En ceci les philosophes n'ont, ce me semble, aucun avantage sur le vulgaire. De même que les sens du vulgaire perçoivent la couleur, la figure et le mouvement comme ceux du philosophe, et que l'un et l'autre sont également persuadés que ces qualités ont un sujet, de même leurs notions de ce sujet sont également obscures. Les grands mots de substratum et de sujet d'inhésion inventés par les philosophes, n'ont pas une signification plus étendue que cette phrase de la langue commune: la matière est quelque chose d'étendu, de solide, de mobile et de figuré.

Quelque obscure que soit la relation des qualités au sujet, nous ne la confondons avec aucune autre. Il est évident pour tout le monde qu'elle n'est point la relation de l'effet à la cause, ni celle de la fin au moyen, ni celle du signe à la chose signifiée, etc.

Je pense qu'il faut quelque maturité d'intelligence pour avoir la conception distincte de cette relation. Peut-être l'abstraction de la matière et de ses qualités n'a-t-elle lieu

ni chez les animaux, ni chez les enfants; et si l'on pensait même que cette distinction n'est point opérée par les sens, mais par une faculté plus élevée, je ne contesterais point là-dessus; tout ce que je prétends, c'est que le développement de nos facultés intellectuelles nous conduit infailliblement à croire, que les qualités sensibles ne peuvent exister par elles-mêmes, et qu'elles supposent nécessairement un sujet auquel elles appartiennent.

Je pense, au reste, que plusieurs des conceptions de notre esprit, au sujet de la matière, ne peuvent être uniquement déduites du témoignage des sens, et qu'on doit les rapporter encore à quelque autre source. Cette proposition, par exemple, que tous les corps sont composés de parties dont chacune est elle-même un corps ou un être distinct qui peut exister isolément, nous paraît la chose du monde la plus simple et la plus évidente. Je ne crois pas cependant qu'elle découle exclusivement du témoignage des sens; car, outre que cette proposition est une vérité nécessaire, et qu'à ce seul titre le fait qu'elle représente ne peut être un objet des sens, il y a bien évidemment une limite au-delà de laquelle la division des corps devient imperceptible, parce que leurs parties, trop petites, ne sont plus discernées par les sens; et cependant, dans cet état même nous ne saurions croire ni que la matière ait cessé d'être divisible, ni que la division puisse jamais faire qu'elle ne soit plus de la matière.

Nous étendons par la pensée la division de la matière au-delà de la portée de nos sens; et non-seulement nous ne pouvons trouver de terme à cette division, mais nous comprenons distinctement, selon moi, qu'il n'existe point de borne au-delà de laquelle elle ne puisse être encore continuée.

Car si cette division avait une limite, ce serait néces

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