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et qui en donne une conception relative; mais ce n'est point là concevoir la chose elle-même, c'est concevoir seulement le rapport qu'elle a avec celle que nous nous rappelons. Ainsi je me souviens, par exemple, qu'un ami m'a chargé d'une commission que je dois exécuter aujourd'hui, en ce lieu : l'objet de cette commission, je l'ai oublié; mais j'applique ma pensée à toutes les circonstances relatives, telles que la personne, l'occasion, l'entretien où la commission me fut donnée; et la liaison de toutes ces choses avec celle que je cherche, est un fil qui m'aide à la retrouver.

Aristote n'accorde point la réminiscence aux animaux, et il a probablement raison; mais il les croit doués de mémoire, et on ne peut douter qu'ils n'aient en effet une faculté analogue à celle que nous nommons ainsi, et qu'en certains cas, cette faculté ne soit très-énergique. Le chien reconnaît son maître après une longue absence; le cheval retourne par le même chemin qu'il a suivi, avec autant d'exactitude qu'un homme, ce qui est d'autant plus extraordinaire, que tous les objets qui l'ont frappé en venant, se présentent au retour dans un ordre inverse et sous un aspect différent. Cela rappelle le prodige de ces mémoires qui, après avoir entendu cent noms, ou cent mots pris au hasard, les reprennent en commençant par le dernier, et remontent jusqu'au premier, sans en oublier ou en déplacer un seul. Enfin les animaux acquièrent de l'expérience, et il n'y a point d'expérience sans mé

moire.

Je ne vois cependant aucune raison de penser que les animaux mesurent le temps, comme nous le faisons, par jours, par mois et par années; ni qu'ils aient aucune connaissance précise des intervalles qui distinguent leurs souvenirs, et qui les séparent du moment présent. Si les nôtres

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n'étaient pas en quelque sorte enregistrés selon leurs dates, la mémoire humaine serait fort différente de ce qu'elle est, et ressemblerait peut-être davantage à celle des animaux.

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ESSAI IV.

DE LA CONCEPTION.

CHAPITRE I.

DE LA CONCEPTION OU DE LA SIMPLE APPRÉHENSION EN GÉNÉRAL.

Concevoir, imaginer, saisir, comprendre, avoir la notion d'une chose, sont les termes dont on se sert communément pour exprimer cette opération de l'entendement que les logiciens appellent simple appréhension. On dit aussi dans le même sens qu'on a l'idée d'une chose, surtout depuis que Locke a popularisé cette locu

tion.

Les logiciens définissent la simple appréhension, la pure conception d'un objet quelconque, avec exclusion de tout jugement et de toute croyance. Cette définition n'est point rigoureuse; car conception, simple appréhension sont des termes synonymes, et l'on pourrait tout aussi bien définir la conception par l'appréhension, que l'appréhension par la conception. Mais il ne faut point oublier que les plus simples opérations de l'esprit ne sont pas susceptibles de la définition logique, et que pour en avoir une notion distincte il n'est d'autre moyen que de les observer en nous-mêmes. Si quelqu'un veut savoir ce que la couleur écarlate, qu'il la place sous ses que yeux, qu'il l'examine, qu'il la compare aux couleurs qui s'en rapprochent le plus, il concevra très-aisément de

c'est

cette manière ce qu'aucune définition ne lui ferait comprendre.

Personne n'ignore que nous pouvons concevoir mille choses auxquelles nous ne croyons pas, telles qu'un cheval ailé ou une montague d'or; mais quoique la conception soit abolument indépendante de la croyance, la croyance, si faible qu'elle soit, suppose toujours quelque conception. On ne croit point si l'on ne conçoit jusqu'à un certain point ce que l'on croit.

Nous ne définirons point la conception, mais nous tâcherons de décrire quelques-unes de ses propriétés; nous exposerons ensuite les diverses théories auxquelles elle a donné lieu, et nous relèverons quelques méprises dont elle a été l'objet.

Nous observerons d'abord, que la conception entre comme élément dans toutes les opérations de l'esprit. Nos sens ne peuvent nous persuader de l'existence des objets, s'ils ne nous les font concevoir; on ne peut se souvenir d'une chose ni en raisonner, à moins d'en avoir la conception; quand nous voulons agir, il faut que nous concevions ce que nous voulons faire; il ne peut y avoir ni désir, ni aversion, ni amour, ni haine, sans conception de l'objet de toutes ces passions; enfin nous ne saurions éprouver la douleur sans la concevoir, quoique nous puissions la concevoir sans l'éprouver : toutes ces choses sont évidentes par elles-mêmes.

Dans toute opération de l'esprit, dans tout ce que nous appelons pensée, il y a donc une conception : quelle que soit l'opération de l'entendement ou de la volonté que nous analysions, nous trouvons la conception au fond du creuset, comme le caput mortuum des chimistes, ou la materia prima des Péripatéticiens. Mais bien qu'elle soit partout et se mêle à tout, on peut cependant la séparer

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