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modification parallèle. Il reconnaît également que la nature a établi entre elles une telle connexion, que nous apprenons par l'expérience à connaître la figure et la grandeur tangibles, par la figure et la grandeur visibles. Comme nous en avons acquis l'habitude dès l'enfance, ces jugements nous sont devenus si familiers et se portent si promptement, que nous croyons voir les qualités tangibles des corps, lorsque nous les concluons seulement de leurs qualités visibles qui en sont les signes naturels.

Cette connexion, démontrée par Berkeley, entre les qualités visibles et les qualités tangibles des objets, ressemble à quelques égards à celle que nous avons observée entre nos sensations et les qualités primaires des corps. La sensation n'est pas plutôt sentie, que nous avons immédiatement la conception de la qualité correspondante et la conviction de son existence; nous négligeons la sensation; elle reste sans nom dans la langue, et à peine parvenons-nous à découvrir qu'elle existe.

de

Tout de même, la figure et la grandeur visibles d'un objet ne sont pas plutôt perçues, qu'immédiatement nous avons la conception de la figure et de la grandeur tangibles correspondantes, et la conviction de leur existence: la figure et la grandeur visibles, négligées par l'attention, sont incontinent oubliées; elles n'ont pas nom dans la langue commune, et jusqu'à Berkeley, qui les fit remarquer, elles n'en ont point eu dans la langue philosophique. Les astronomes seuls avaient appelé grandeur apparente, en parlant des corps célestes, ce que Berkeley appela grandeur visible.

Les objets terrestres ont assurément une grandeur et une figure apparentes comme les corps célestes, et c'est bien ce que Berkeley appelle leur figure et leur grandeur

visibles. Mais jamais les philosophes ne l'avaient remarqué ou ne s'en étaient occupés, avant que cet écrivain n'eût donné un nom à ces qualités, fait observer leur connexion avec les qualités tangibles, et montré comment l'esprit s'accoutume si bien à passer de celles-là comme signes, à celles-ci comme choses signifiées, qu'on oublie les premières comme si elles n'avaient pas été perçues du tout.

La figure, l'étendue et l'espace visibles sont aussi propres à exercer les géomètres que les qualités tangibles correspondantes. La grandeur visible n'a que deux dimensions, la grandeur tangible en a trois; celle-là se mesure par des angles, celle-ci par des lignes; il y a une relation de chaque partie de l'espace visible avec le tout, il n'y en a point des parties de l'espace tangible avec le tout, parce que le tout est immense.

Ce sont ces propriétés si différentes de la grandeur visible et de la grandeur tangible qui ont persuadé à Berkeley qu'elles ne sont pas de même nature, et qu'elles ne peuvent appartenir à un même objet; et il a tiré de là un de ses plus forts arguments contre l'existence de la matière. S'il y a des objets extérieurs, a-t-il dit, et qu'ils aient une figure et une étendue réelle, cette étendue et cette figure doivent être ou tangibles, ou visibles, ou l'une et l'autre ensemble. La dernière supposition est absurde; le même objet ne saurait avoir ni deux étendues, ni deux figures différentes. Il faut donc qu'il n'en ait reéllement qu'une, et que l'autre soit illusoire. Il y a donc un sens qui nous trompe; mais lequel? On ne saurait donner aucune raison contre l'un qui ne s'applique à l'autre avec une égale force; et celui qui est persuadé que les perceptions de la vue sont illusoires a les mêmes raisons de croire que celles du toucher le sont également.

Cet argument est spécieux, et cependant il perd toute sa force, s'il est vrai, comme nous l'avons dit, que les qualités visibles ne sont qu'une conception moins complète, et les qualités tangibles une conception plus complète des qualités réelles. Berkeley a prouvé d'une manière incontestable, que la vue seule, sans le secours du toucher, ne nous donne ni la perception, ni même le soupçon de la distance des objets à l'œil. Or, si ce principe est vrai, il ruine son argument qui repose tout entier sur la différence entre les qualités tangibles et visibles; car si l'on admet que les objets extérieurs existent, et qu'ils ont réellement la figure et la grandeur que le toucher perçoit, il s'ensuit, selon le principe que l'oeil ne saisit pas les distances intermédiaires, que leur grandeur et leur figure visibles doivent être précisément telles que nous les apercevons.

Les règles de la perspective et de la projection de la sphère, supposent l'existence d'objets extérieurs; elles supposent de plus que ces objets ont réellement la figure et l'étendue tangibles : cela posé, elles démontrent géométriquement quelles doivent être la figure et l'étendue visibles à chaque distance et dans chaque position.

Non-seulement donc, les qualités visibles ne sont point incompatibles avec les qualités tangibles, mais elles les supposent, elles en sont la conséquence- inévitable pour des êtres organisés comme nous le sommes. Leur correspondance n'est point arbitraire, et ne ressemble point, comme le dit Berkeley, à la relation des mots aux idées; mais elle résulte nécessairement de la nature des deux sens de la vue et du toucher; et loin d'infirmer leur témoignage, elle prête à chacun d'eux toute l'autorité de l'autre.

CHAPITRE XX.

DU TÉMOIGNAge des sens, et de la croyance en cÉNÉRAL.

L'intention évidente de la nature, lorsqu'elle nous a pourvus de nos sens, a été qu'ils fussent pour nous l'instrument infaillible de toutes les connaissances extérieures qu'exige notre condition présente; et en effet ils apprennent] à tous les hommes ce qu'il leur est indispensable de savoir pour satisfaire aux besoins de la vie, et ils le leur apprennent immédiatement, sans le secours du raisonnement ni de la méditation.

Le paysan le plus ignorant a une conception aussi distincte des objets sensibles et une croyance aussi ferme à leur existence que le plus savant philosophe; mais il ne songe guère à s'informer d'où lui viennent et cette conception et la persuasion qui l'accompagne, au lieu que le philosophe veut savoir comment l'une et l'autre sont produites. C'est là, si je ne me trompe, un mystère impénétrable; mais où s'arrête la science, commence la vaste carrière des conjectures, et jamais les philosophes n'eurent de répugnance à y entrer.

La caverne obscure et les ombres de Platon, les espèces d'Aristote, les spectres d'Épicure, les idées et les impressions des philosophes modernes, ne sont rien de plus que des conjectures successivement imaginées pour expliquer le fait incompréhensible de la perception. Mais elles manquent toutes de deux caractères qui doivent se rencontrer dans l'explication philosophique d'un phénomène : il n'est point prouvé qu'elles existent, et quand

elles existeraient, elles ne rendraient point raison de la perception.

Nous avons vu que la perception renferme deux éléments; d'une part la conception ou la notion de l'objet, de l'autre la croyance à son existence actuelle : tous deux sont également inexplicables.

Les philosophes les plus éclairés reconnaissent aujourd'hui que nous ne pouvons assigner la cause de nos premières conceptions des choses. L'expérience nous enseigne que selon les lois de notre nature certaines conceptions naissent en nous dans de certaines circonstances; mais comment sont-elles produites? nous ne le savons pas mieux que nous ne savons comment nous avons été produits nous-mêmes.

Lorsque nous avons acquis la conception des objets extérieurs, nous pouvons les résoudre par la pensée dans leurs éléments simples, puis combiner ces éléments et en former de nouveaux composés que nos sens ne nous ont jamais présentés. Mais il est impossible à l'imagination humaine de créer une conception, dont les éléments simples n'aient pas été fournis par la nature à notre entendement d'une manière inexplicable.

Nous avons une conception immédiate des opérations de notre esprit, accompagnée de la ferme croyance qu'elles existent; nous appelons cela avoir conscience; mais nous ne faisons par là que donner un nom à cette source particulière de notre connaissance; nous n'en découvrons pas la nature. De même nous acquérons par nos sens la conception des objets extérieurs, accompagnée de la croyance qu'ils existent, et c'est ce que nous appelons percevoir; mais ici encore, nous ne faisons que nommer sans la connaître une autre source de connaissances.

Nous savons que quand certaines impressions sont pro

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