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est réelle, et comme nous ne la concevons pas, nous sommes hors d'état de déduire leurs attributs de cette essence, comme nous le faisons à l'égard du triangle.

Nous sommes donc obligés de suivre une route contraire; nous étudions les attributs comme autant de faits isolés, avec cette conviction cependant, qu'il y a un sujet auquel ils appartiennent.

Il me semble qu'il résulte clairement de tout ce que je viens de dire que nous avons des conceptions claires et distinctes des attributs, et que ces conceptions forment à elles seules tout ce que nous savons de précis sur les réalités individuelles.

La seconde classe des termes généraux comprend ceux qui expriment les genres et les espèces dans lesquels nous distribuons les choses. Si nous avons une conception distincte des attributs, on ne peut contester que nous ne l'ayons aussi des genres et des espèces, qui ne sont que des collections d'attributs conçus dans un sujet, et représentées par un nom général. Toutes les fois que les attributs, compris sous le nom général, sont distinctement conçus, la collection signifiée par ce nom doit l'être également; et l'on a le droit d'appliquer le nom à tout individu qui possède les attributs.

Par exemple, si je conçois distinctement ce que c'est que pondre des œufs, avoir des ailes et des plumes, et que je donne le nom d'oiseau à tout individu qui possédera ces trois attributs, assurément la conception que j'aurai d'un oiseau sera aussi distincte que la notion des attributs que j'ai représentés par ce mot. Si donc l'on admet que ces attributs forment la définition d'un oiseau, il n'y a rien que je conçoive plus distinctement. Si je n'avais jamais vu d'oiseau, et qu'on pût me faire comprendre la définition, il me serait facile de l'appliquer à tout indi

vidu de l'espèce que je rencontrerais, sans danger de me tromper.

Quand ce sont des savants qui forment un genre et ses espèces, ils ont soin de définir les noms qu'ils leur donnent. C'est ainsi que les noms des différentes classes dans lesquelles sont distribuées les plantes et tous les corps naturels, reçoivent sous la plume des naturalistes une définition qui peut transmettre à la postérité la plus reculée la connaissance parfaite des genres et des espèces qu'ils désignent.

Il est vrai qu'il n'en est pas de même de tous les mots d'une langue qui expriment des genres et des espèces ; la plupart sont vagues et indécis; de sorte que ceux qui les prononcent ne les prennent pas toujours dans le même sens. Mais si nous cherchons la cause de cette indétermination, nous trouverons qu'elle ne réside point dans le caractère général de ces termes, mais uniquement dans cette circonstance qu'ils ne sont point régulièrement définis. Nous n'avons point appris leur signification par le moyen d'une définition, mais, par une sorte d'induction, en observant à quels individus ceux qui comprennent la langue les appliquent. Nous prenons ainsi l'habitude de nous en servir comine tout le monde, sans attacher un sens bien déterminé. Nous sommes assurés qu'ils conviennent à certains individus; mais nous ne savons pas avec certitude s'ils conviennent à quelques autres, soit que nous manquions d'autorités, soit que nous soyons embarrassés par des autorités contradictoires.

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Ainsi un homme sait parfaitement que quand il n'ap plique point le nom d'oiseau à un lion ou à un tigre, et qu'il l'applique à un aigle ou à une poule, il parle avec propriété; mais il peut douter si une chauve-souris est ou n'est pas un oiseau. S'il possédait une définition suffi

samment précise du mot, il n'éprouverait aucune incertitude.

On a vu des femmes mettre au monde des êtres monstrueux, et des procès s'élever sur la question de savoir si ces êtres étaient ou n'étaient pas de l'espèce humaine. Bien que de pareilles contestations ne roulent que sur le sens d'un mot, les priviléges que la loi attache au caractère humain leur dounent de l'importance. La loi devrait donc, pour être précise, donner une définition de l'homme, et c'est ce que les législateurs n'ont jamais fait, que je sache. A la vérité, rien ne serait plus difficile que cette définition d'un mot si commun; et comme, d'ailleurs, les cas où elle pourrait être utile sont très-rares, peut-être vautil mieux les remettre, quand ils se présentent, à la décision d'un jury, que de donner une définition qui pourrait entraîner des conséquences imprévues.

Chaque genre ou espèce étant une collection d'attributs conçus dans un sujet, la définition est le seul moyen de prévenir toute addition ou soustraction d'éléments dans la notion que nous nous en formons. Sans un pareil type, il est difficile qu'un nom de genre ou d'espèce conserve un sens parfaitement précis.

Il suit de ce qui précède que les noms de genres et d'espèces peuvent avoir et ont souvent une signification aussi précise et aussi déterminée que tout autre mot; et que toutes les fois qu'il n'en est pas ainsi, ce n'est point à leur caractère de termes généraux, mais à d'autres causes qu'il faut l'attribuer.

Qu'il me soit permis de prendre pour accordé que ce ce que nous venons de dire de la conception des termes généraux, s'applique également aux autres espèces de mots généraux, tels que les prépositions, les conjonctions, les articles. Tout ce que je veux prouver ici, c'est

que nous avons des conceptions générales qui ne sont nr moins claires ni moins distinctes que nos conceptions individuelles; or, mon but est rempli dès que j'ai fait voir que nous concevons distinctement les termes généraux. Entendre un terme général et concevoir ce qu'il signifie, c'est la même chose. Nous entendons distinctement les termes généraux; done nous concevons distinctement ce qu'ils signifient. Or, ils signifient non des individus, mais ce qui est commun à plusieurs individus; donc nous avons une conception distincte de choses communes à plusieurs individus; donc nous avons des conceptions générales.

Il faut prendre garde ici à l'ambiguité du mot conception, qui se prend quelquefois pour l'acte de l'esprit quand il conçoit, et quelquefois pour la chose conçue, qui est l'objet de cet acte. Dans le premier sens, tout acte de l'esprit étant nécessairement individuel, aucune conception n'est générale. La généralité n'est donc point dans l'acte de l'esprit, elle est dans la chose que l'esprit conçoit, et qui est ou un attribut commun à plusieurs sujets, ou un genre commun à plusieurs individus.

Supposons que je conçoive un triangle, c'est-à-dire une figure plane, terminée par trois lignes droites; par cela que je comprends distinctement cette définition, j'ai une conception distincte d'un triangle. Mais un triangle n'est pas un individu, il est une espèce; l'acte de mon entendement, par lequel je le conçois, est un acte individuel, et qui a une existence réelle; mais la chose conçue est une chose générale, qui ne saurait exister qu'avec de nouveaux attributs, qui ne sont pas renfermés dans la définition.

Chaque triangle qui existe, a nécessairement des côtés d'une certaine longueur, des angles d'une certaine me

sure; il est situé dans le temps et dans l'espace; mais la définition d'un triangle ne renferme aucun de ces attributs, et par conséquent ils n'entrent point dans la conception générale d'un triangle, laquelle cesse d'être exacte, si elle embrasse un plus grand nombre d'attributs que la définition.

Je conclus que nous avons des conceptions générales claires et distinctes, soit des attributs des choses, soit des genres et des espèces.

CHAPITRE III.

DES CONCEPTIONS GÉNÉRALES FORMÉES PAR L'
L'ANALYSE.

Nous allons maintenant examiner par quels procédés de l'entendement se forment les conceptions générales.

Il me semble qu'on peut en distinguer trois; le premier, est celui qui analyse un sujet ou qui le résout en ses attributs connus, et qui donne à chacun de ces attributs un nom spécial: les philosophes l'appellent abstraction.

Le second, consiste à observer qu'un ou plusieurs attributs sont communs à plusieurs sujets: on pourrait l'appeler généralisation; le plus souvent on le comprend

dans l'abstraction.

Il serait difficile de dire si ces opérations sont simultanées, ou si l'une des deux précède l'autre. D'un côté, il semble qu'il suffise de comparer deux objets pour apercevoir qu'ils ont un même attribut; un sauvage qui a sous les yeux de la neige et de la craie, voit sans difficulté que ces deux objets sont de la même couleur; d'un autre côté, il paraît impossible qu'il fasse cette remarque sans

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