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Selon sa coutume, M. Royer-Collard examina les opinions les plus célèbres des philosophes sur la question. Il rendit surtout un compte étendu de la grande polémique de Leibnitz et de Clarke sur ce sujet, polémique à laquelle Newton se mêla. On sait que Leibnitz soutenait le plein sur ce fondement, que dans un espace vide Dieu pouvait mettre quelque matière, et que, s'il le pouvait, le principe de la raison suffisante veut qu'il l'ait fait; d'où il concluait qu'il n'y a point de vide, que l'espace ne diffère point de la matière, et n'est autre chose que la situation et l'ordre des corps. Clarke au contraire défendait par de fort bonnes raisons la réalité de l'espace; mais il ne s'arrêtait pas là; il regardait l'espace comme ne pouvant être aucune sorte de substance, c'est-à-dire comme ne pouvant exister par lui-même; il en concluait qu'il n'est qu'un attribut; et, comme il est immense, nécessaire, éternel, qu'il suppose un être nécessaire, éternel ⚫et infini comme lui. C'est la démonstration célèbre de l'existence de Dieu par l'espace. Il suivait de cette idée que Dieu sent et voit toutes choses en lui comme nous sentons en nous ce qui s'y passe, et que ses perceptions des choses ne sont que la conscience de lui-même, doctrine contre laquelle Leibnitz s'élevait de toutes ses forces. M. Royer-Collard, se plaçant entre ces deux grands adversaires, soutint avec Clarke, contre Leibnitz, la réalité de l'espace, et avec Leibnitz, contre Clarke, le vice de la supposition que l'espace est un attribut dont Dieu est la substance. Nous aurions inséré cette discussion dans nos fragments, si elle avait été plus complètement rédigée. Nous

nous contenterons d'en citer un seul passage, parcequ'il présente un argument très-ingénieux contre la démonstration trop vantée de Clarke et de Newton.

« Les notions de substance et d'attribut, dit M. RoyerCollard, sont des notions partielles et relatives que nous formons, en divisant mentalement ce que la nature ne divise jamais. Dans le fait, nous ne percevons aucun attribut séparé d'une substance; ce serait un adjectif sans substantif. Il faut donc dire nettement à Clarke que si, pour nous du moins et relativement à la connaissance humaine, l'espace était un attribut de la divinité, par cela seul qu'il vient à notre connaissance il introduirait immédiatement dans notre esprit la notion, et non-seulement la notion, mais la persuasion invincible de l'existence de Dieu; de sorte que Dieu nous serait connu, nous apparaîtrait, en même temps et aussi clairement que l'espace, comme le moi sentant nous est suggéré immédiatement par la sensation, et la chose qui résiste par sa propre résistance. Mais on sait trop qu'il n'en est point ainsi, et la preuve en est que tant de créatures humaines, avant et depuis Clarke, ont ignoré l'être unique, éternel et nécessaire dont aucune n'a ignoré l'espace, et que celles qui l'ont connu par le raisonnement, se sont appuyées sur la base bien plus solide de la causalité. On peut donc assurer que l'argument de Clarke n'est pas concluant. >>

Condillac avait prétendu, dans son explication de la notion d'espace, qu'elle est formée qu'elle est formée par abstraction; M. Royer-Collard réfata également cette opinion. Nous aurions pu citer un morceau très-court où les principaux

arguments de cette réfutation se trouvent résumés; mais comme le même sujet se représente dans les fragments relatifs à la durée et qu'il y est traité avec beaucoup plus de développements, nous avons supprimé le fragment dont il s'agit '.

X.

De la Durée.

1. Caractères généraux de la durée comparés à ceux de

l'espace.

(20° LEÇON.)

La notion de la durée est due à la mémoire, dont l'objet est nécessairement une chose passée; or, nous ne saurions concevoir une chose passée sans concevoir en même temps quelque durée entre cette chose et le moment présent.

pos→

La durée ne dérive point de la succession; car la sibilité même de la succession présuppose la durée ; elle n'est que le rapport des choses considérées comme antérieures et postérieures dans la durée. La notion de la durée ne dérive pas non plus du mouvement, comme l'ont eru quelques philosophes; d'une part, nous n'aurions pas la notion du mouvement sans la mémoire, et d'autre part, il suffit de la mémoire de nos pensées pour nous faire concevoir la durée. Mais le mouvement, comme nous

1 Voyez, pour plus amples détails sur l'opinion de M. Royer-Collard touchant l'espace, le premier morceau sur la Durée et celui de la Distinction de la so lidité et de l'étendue,

le

verrons par la suite, nous aide à mesurer la durée d'une

manière exacte.

Il

Il y a des rapports très-frappants entre la notion de la durée, et celle de l'étendue.

1o Comme l'étendue n'est pas un objet propre du toucher, et que cependant nous n'aurions pas l'idée de l'étendue si nous n'avions jamais touché; de même la durée n'est pas l'objet propre et l'intuition immédiate de la mémoire, et cependant nous n'aurions point l'idée de la durée sans la mémoire.

La durée est renfermée implicitement dans chacun des actes de la mémoire, comme l'étendue dans chacune des perceptions du toucher; mais elle en est distincte. Ce n'est pas l'étendue que nous touchons, ce n'est pas de la durée que nous nous souvenons; mais nous ne touchons point et nous ne nous souvenons point sans concevoir en même temps une étendue et une durée '.

2o De même que la notion de l'étendue une fois introduite dans l'esprit, devient indépendante des objets qui l'ont introduite; de même la notion de la durée devient indépendante des événements passés qui nous la donnent; nous continuons à la concevoir et nous croyons à son existence, sans aucun rapport à ces événements. Il ne tient qu'à nous de supposer qu'ils n'aient pas eu lieu; il n'est pas en notre pouvoir de supposer l'anéantissement de la durée qui les contenait.

3o De même que la notion d'une étendue limitée, nous

Nous ne voyons pas plus l'étendue que nous ne la touchons; nous ne voyons que des couleurs et des figures; mais nous ne voyons ni couleurs, ni figures sans concevoir l'étendue.

suggère la notion d'un espace sans bornes, qui n'a pas pu commencer, qui ne pourrait pas finir, et qui demeure immobile, tandis que les corps s'y meuvent en tous sens; de même la notion d'une durée limitée nous suggère la notion d'une durée sans bornes, qui n'a pas pu commencer, qui ne pourrait pas finir, et qui se serait écoulée uniformément quand aucun événement ne l'aurait remplie. La durée se perd dans l'éternité, comme l'espace dans l'immensité.

Je ne cherche point ce que le temps et l'espace sont en eux-mêmes; je crois que nous ignorons profondément la nature de l'un et de l'autre; je veux seulement reconnaître et constater le fait que l'esprit humain les conçoit comme éternels, nécessaires et indépendants de ses pensées et du monde matériel. Or, le fait de cette conception est indubitable et reconnu de ceux qui prétendent l'expliquer comme de ceux qui le jugent inexplicable.

4° Quoique la notion de l'espace et celle du temps présupposent l'exercice des sens, elles ne sont identiques à aucune notion sensible. Ce ne sont ni des notions partielles ou abstraites, car quelles sont les réalités plus vastes que le temps et l'espace, dont l'espace et le temps seraient des abstractions; ni des notions générales, car il n'y a qu'un temps et un espace; ni des notions compo sées, car il n'y a point d'addition dont le total soit l'infini; ni enfin des notions déduites, car le nécessaire ne se déduit pas du contingent.

5o Le temps et l'espace sont des quantités continues, composées de parties homogènes. On pourrait dire que

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