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y subsisteraient au moins une année, et par conséquent toutes les perceptions visibles. Les conséquences de cette conformation, si elle était la nôtre, sont innombrables; il ne serait pas au pouvoir de la géométrie la plus subtile et la plus profonde de les démêler toutes. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous verrions le même individu en mille lieux à la fois et faisant à la fois mille choses différentes, et que le toucher seul pourrait nous apprendre où il est en effet. La vue nous jetterait sans cesse dans un chaos de perceptions contradictoires. D'où l'on voit que la terre, pour l'intelligence de Condillac, ne sera point la terre, mais un continu. Que si l'on prend sur sa surface un homme seul, abstraction faite de tous les autres et de la terre elle-même, cet homme sera encore un continu; sa bouche sera un cercle de deux cents millions de lieues. Si on suppose qu'il n'est aperçu qu'aux deux extrémités du diamètre de l'orbite, et qu'un voile cache les deux arcs intermédiaires, eh bien! l'intelligence dont il s'agit verra deux individus semblables, dont l'un fait une chose et l'autre une autre chose, dont l'un est debout et l'autre couché, dont l'un dort et l'autre est éveillé. Veut-on qu'elle voie le même individu, comme il est nécessaire pour qu'un instant de cette intelligence coexiste à six de nos mois? elle voit donc le même individu dans deux lieux à la fois, debout et couché, endormi et éveillé tout ensemble. On voit à quelles puérilités, à quelles absurdités on parvient, en poussant à ses conséquences le principe de Condillac.

Il ne reste qu'une difficulté, qui est de comprendre

comment des philosophes affirment si dogmatiquement, si orgueilleusement, que le genre humain a tort et qu'eux seuls ont raison, quand les preuves de leurs affirmations se réduisent si clairement à l'absurde. Cependant la philosophie qui prévaut dans chaque pays et dans chaque siècle, entraîne la multitude, parce que la multitude, ignorante, paresseuse, inattentive, est faite pour croire sur parole, et qu'elle croit d'autant plus fermement que la parole est plus tranchante et les promesses plus magnifiques. L'histoire de la philosophie est-elle pour cela une étude stérile? Non, il n'en est point de plus instructive et de plus utile; car on y apprend à se désabuser des philosophes, et on y désapprend la fausse science de leurs systèmes.

XI.

Conclusion.

(DISCOURS D'OUVERTURE DU COURS de 3o année.)

Deux années consacrées à l'histoire de la philosophie moderne sont loin d'avoir épuisé une matière si abondante et si variée; de vastes études sollicitent encore notre curiosité et nos recherches. Cependant nous sommes en possession des systèmes les plus importants; un long examen nous les a rendus familiers; nous avons considéré leurs faces diverses; nous avons reconnu et sondé les bases sur lesquelles ils s'élèvent. Nous n'embrassons point encore tout l'horizon philosophique ; mais, des hauteurs où nous sommes parvenus, si nous jetons

les yeux en arrière, nous pourrons saisir d'un seul regard, sans les confondre, ce grand nombre d'objets qui ont fixé tour-à-tour notre attention.

Le résultat le plus général que présente l'histoire de la philosophie moderne, celui qui la caractérise de la manière la plus frappante, quand on la compare à la philosophie ancienne; c'est qu'elle est sceptique sur l'existence du monde extérieur, de ce monde auquel le genre humain croit depuis si long-temps, qui se révèle à nous en même temps que notre propre existence, et dans le sein duquel nous sommes forcés de nous apercevoir nousmêmes comme des fragments de son immensité. Il est singulier, mais il est prouvé, que les écoles, qui se combattent sur presque tout le reste, s'accordent en ce seul point qu'elles sont toutes idéalistes. Je ne dis pas qu'elles professent toutes l'idéalisme, ni le même idéalisme; je dis seulement qu'avoué ou désavoué, manifeste ou caché, l'idéalisme est contenu dans toutes les doctrines modernes, et qu'il en sort nécessairement; et je ne crains pas d'avancer qu'entre les philosophes dont les opinions et la gloire remplissent ces deux derniers siècles, ceux-là seuls ont eu l'intelligence de leur propre doctrine, ceux - là seuls ont été conséquents, qui ont ou nié ou mis en question les objets extérieurs de nos pensées. En m'exprimant ainsi, je reste encore au-dessous de la vérité; ceux-là seuls auraient été conséquents, qui auraient si parfaitement ignoré ce monde auquel ils disputent l'existence, que la dispute même eût été impossible.

Leibnitz et Kant rencontrent l'idéalisme à leur point

de départ, et, par cette raison, il obtient dans leur philosophie le rang et l'autorité d'un principe. Il en est autrement de Descartes et de Locke, qui ne l'atteignent que dans la déduction et presqu'à l'extrémité de la carrière, et qui l'atteignent sans le connaître. Ce sont leurs disciples plus attentifs, qui, l'ayant dégagé de ses voiles, le produisent comme une créature légitime de la raison. Descartes croit donc qu'il y a des corps; il en a pour garant Dieu qui le lui persuade. Mais Mallebranche abaisse bientôt la preuve de Descartes de la certitude à la simple probabilité, en observant que Dieu pourrait nous représenter des corps, quoiqu'il n'y en eût point; et par là il réduit le problème à une question de fait, qui est de savoir si Dieu lui-même nous apprend qu'il ait créé un monde matériel; question que la révélation peut résoudre, mais non pas la philosophie. — Quoique la connaissance des corps, dit Locke, ne soit ni directe ni évidente par elle-même, nous pouvons la tirer de nos idées de sensation, dont les corps sont les exemplaires, et qui ont avec eux toute la conformité que notre état exige. Mais Berkeley et Hume, plus clairvoyants que Locke, dissipent aisément le prestige de cette ressemblance, en prouvant que des idées ne peuvent ressembler qu'à des idées. Condillac, errant tantôt sur les pas de Locke et tantôt sur ceux de Descartes, cherche le monde de bonne foi; il le demande tour-à-tour à la sensation, à la raison; la sensation est aveugle et la raison est muette. Étonné de ne rencontrer que des abstractions logiques. il soupçonne qu'il se pourrait bien que l'éten

due n'eût pas plus de réalité extérieure que les sons et

les odeurs; et il prononce existe, assurément il n'est pas

enfin que,

si cet univers

visible pour nous.

Je ne viens point raisonner en faveur de l'opinion commune; elle n'a besoin ni de preuves, ni de défenseurs elle est assez profondément enracinée dans notre nature la plus intime pour braver toutes les attaques. Ce n'est pas le monde qui a été mis en péril par les philosophes; c'est plutôt l'honneur de la philosophie qui se décrédite un peu, et qui soulage le vulgaire d'une partie du respect qu'elle exige de lui, quand elle enfante des paradoxes qui lui semblent marqués au coin de la folie. Il ne s'agit pas d'ailleurs de savoir si le monde physique existe réellement; cette question se résoudrait dans une autre plus générale, qui serait de savoir si toutes nos facultés, dont l'autorité est indivisible, sont les organes de la vérité ou ceux du mensonge; et là-dessus, nous serons toujours réduits à prendre leur propre témoignage. La seule question qui appartienne à l'analyse philosophique, consiste à examiner s'il est certain que nos facultés nous attestent l'existence d'un monde extérieur, et si le genre humain croit à cette existence; car s'il y croit, cette croyance universelle est un fait dans notre constitution intellectuelle; et que ce fait soit primitif ou déduit d'un fait antérieur, qu'il soit l'enseignement immédiat de la nature ou une acquisition du raisonnement, il doit se retrouver tout entier dans le tableau synthétique de la science. A-t-il disparu? L'homme de la philosophie n'est pas celui de la nature; la science est fausse,

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