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le sceau de la certitude aux notions qu'ils nous donnent, et tous les sophismes de la philosophie n'ont pu ébranler la confiance qu'elles nous inspirent.

J'ajouterai une seule observation. Il y a, ce me semble, une contradiction manifeste entre la doctrine des philosophes sur les erreurs des sens, et ce qu'ils enseignent relativement aux idées. A les en croire, le seul office des sens est de transmettre à l'esprit les idées des choses extérieures. S'il en est ainsi, ils ne peuvent nous tromper : car les idées ne sauraient être ni vraies ni fausses. Si les sens ne témoignent rien, ils ne peuvent témoigner faux; s'ils ne jugent pas, on ne peut leur imputer aucun jugement. La doctrine des erreurs des sens contredit donc la doctrine commune des idées : toutes deux peuvent être fausses, et c'est mon opinion; mais il est impossible qu'elles soient vraies l'une et l'autre.

ESSAI III.

DE LA MÉMOIRE.

CHAPITRE I.

FAITS INCONTESTABLES SUR LA MÉMOIRE.

Dans le développement graduel de l'homme, depuis l'enfance jusqu'à la maturité, ses facultés entrent successivement en exercice; l'ordre, dans lequel elles y entrent, me semble le meilleur qu'on puisse suivre pour les étudier.

Les sens se montrent les premiers, et la mémoire vient après; c'est donc cette faculté que nous allons maintenant considérer.

C'est par la mémoire que nous avons la connaissance immédiate des choses passées. Les sens nous enseignent ce qui est actuellement; mais leurs leçons seraient perdues pour nous si la mémoire ne les conservait, et nous resterions dans la même ignorance dans laquelle nous sommes nés.

La mémoire a nécessairement un objet. Quiconque se souvient, se souvient de quelque chose, et la chose dont il se souvient est l'objet de la mémoire. En cela, la mémoire ressemble à la perception, et diffère de la sensation, qui n'a point d'autre objet qu'elle-même.

Il n'y a personne qui ne distingue la chose dont il se souvient, du souvenir de cette chose. Nous nous souve

nons d'une chose que nous avons vue, entendue, connue, faite, soufferte; mais le souvenir de cette chose est un acte présent de l'esprit dont nous avons actuellement conscience. On ne peut, sans absurdité, confondre ces deux choses; il faut être sous l'influence de quelque hypothèse qui détourne l'attention de l'observation du fait, pour tomber dans cette erreur.

La mémoire ne résulte point, comme la perception, de plusieurs opérations précédentes, Pour que nous ayons la perception d'un objet, il faut d'abord qu'il agisse sur nos organes immédiatement ou par un milieu interposé, et que l'impression se communique aux nerfs, et par eux au cerveau; la sensation nous avertit que ces conditions sont remplies, et elle est suivie de la conception de l'objet et de la persuasion qu'il existe réellement. Tous les anneaux de cette chaîne sont tellement liés dans notre constitution, qu'il est difficile de les isoler par la pensée, et de les considérer à part sans confusion. Au contraire, la mémoire est une opération parfaitement simple; elle ne peut être confondue avec aucune autre, et les termes qui l'expriment n'ont aucune ambiguité.

L'objet de la mémoire est nécessairement une chose passée, comme l'objet de la perception et de la conscience est nécessairement une chose présente : ni ce qui est ne peut être l'objet d'un souvenir, ni ce qui a été ne saurait être saisi par les sens ou par la conscience.

La mémoire est toujours accompagnée de la croyance à l'existence passée de la chose rappelée, comme la perception et la conscience le sont toujours de la croyance à l'existence actuelle de la chose que nous percevons au dehors ou que nous sentons en nous-mêmes. Il est possible que dans l'enfance ou dans quelque trouble de l'esprit, de vrais souvenirs ne se distinguent pas nettement

des pures imaginations; mais dans la maturité de l'entendement un esprit libre les reconnaît sans peine et y ajoute foi, sans pouvoir en donner d'autre raison, si ce n'est qu'il se souvient distinctement; au lieu que les créations de l'imagination, quelque nettes et distinctes qu'elles soient, sont sans autorité et sans réalité.

Les jugements de la mémoire sont, à nos yeux, une vraie connaissance, qui n'est pas moins certaine que si elle était appuyée sur la démonstration. On n'a jamais songé à prouver la mémoire, et si elle était attaquée, on ne daignerait pas répondre; sa fidélité et sa véracité sont l'unique fondement de notre science du passé, et la seule autorité des témoignages qui décident de la vie et de la mort des hommes.

Il y a des cas où la mémoire est moins vive et moins nette, et où nous sentons nous-mêmes qu'elle peut nous tromper; mais elle n'en est pas moins sûre lorsqu'elle est parfaitement distincte.

La mémoire implique la conception et la croyance d'une durée passée; car il est impossible de se souvenir d'une chose, si l'on ne croit en même temps qu'il s'est écoulé quelque intervalle entre le temps où cette chose est arrivée et le moment présent. Comment, d'ailleurs, aurions - nous pu sans mémoire acquérir la notion de la durée ?

Nous ne pouvons nous souvenir que des choses que nous avons perçues ou connues auparavant. Je me souviens du passage de Vénus sur le soleil, en 1769 : il faut donc qu'à cette époque j'aie perçu ce phénomène, sans quoi je ne pourrais m'en souvenir. La mémoire ne fait point con. naissance avec les objets, si l'on peut s'exprimer ainsi ; elle renouvelle seulement celle que nous avions faite par l'entremise des autres facultés. men

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Le souvenir d'un événement passé est nécessairement accompagné de la conviction que nous existions alors. Je ne puis me souvenir d'une chose qui arriva l'an dernier, sans être convaincu que j'étais identiquement l'an dernier la même personne qui se souvient aujourd'hui.

Je regarde les faits que je viens d'énumérer comme parfaitement clairs et certains pour quiconque réfléchit sur ce qui se passe en lui-même. La conscience les atteste, et c'est la seule preuve qu'ils admettent. Je les prendrai donc pour accordés; et, après en avoir tiré quelques conséquences, j'examinerai les opinions des philosophes tant sur la mémoire elle-même que sur notre identité personnelle et sur la durée.

CHAPITRE II.

LA MÉMOIRE EST UNE FACULTÉ PRIMITIVE.

Il est évident d'abord que la mémoire est une faculté primitive dont l'Auteur de notre être nous a doués, et dont nous ne pouvons donner d'autre raison, sinon qu'il lui a plu de la faire entrer comme élément dans notre constitution.

La connaissance du passé que nous devons à la mémoire, me paraît aussi difficile à expliquer que le serait la connaissance intuitive de l'avenir: pourquoi avons-nous l'une et n'avons nous pas l'autre? la seule réponse que je sache à cette question, c'est que le Législateur suprême l'a ainsi ordonné. Je trouve en moi la conception distincte et la ferme conviction d'une suite d'événements passés : comment ce phénomène se produit-il? je l'ignore : je

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