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Au surplus, en indiquant deux sources, on les rend l'une et l'autre fort incertaines. Elles le sont d'autant plus que le stratagème imaginé en faveur des deux amants devait être comme un lieu commun à l'usage de tous les théâtres.

Dans l'histoire des œuvres de Molière, cette question des emprunts dont on peut chercher la trace aura toujours de l'intérêt pour les curieux; mais il n'en faut pas exagérer l'importance. La rivière ne se souvient plus de la petite source d'où elle est sortie, et dont la découverte n'importe qu'à l'érudition. Pour les juges littéraires, il nous semble à peu près indifférent qu'un fabliau, ou, plus directement, quelques farces qui avaient mis ce fabliau en dialogue, aient fourni l'idée du premier acte du Médecin malgré lui. Qui avait pu, avant Molière, tirer de cette idée des scènes d'une plaisanterie si excellente ?

C'est d'abord, au début, la querelle de Sganarelle et de Martine. On a prétendu1, avec une vraisemblance douteuse, que le perruquier Didier l'Amour, et sa première femme, << clabaudeuse éternelle, dit la Monnoye, qu'il savoit étriller sans s'émouvoir, » y ont servi de modèles; ce serait Boileau qui les aurait indiqués à Molière; mais celui-ci n'en avait certes pas besoin. On trouve dans sa pièce une peinture plus générale, faite par un observateur des mœurs du peuple. Non moins prise sur le fait est l'intervention mal récompensée du voisin Robert. Voilà des tableaux aussi vrais que pleins de force comique dont l'invention ne paraît pouvoir être réclamée par aucun dévancier. Si le dialogue entre le Fagotier et les domestiques de Géronte développe la scène indiquée dans le Vilain mire, c'est avec une merveilleuse abondance de traits plaisants. Qui donne une vie si nouvelle à l'imitation, invente.

Les deux derniers actes continuent la pièce avec une verve qui ne se ralentit pas un moment; et la bouffonnerie la plus abandonnée en apparence à ses caprices, si elle y grossit les traits du masque comique, les laisse pourtant bien reconnaître encore pour ceux de la nature humaine. Là Molière s'éloigne

1. Voyez une note de l'édition de 1713 des OEuvres de Nicolas Boileau Despréaux, sur le vers 216 du chant 1er du Lutrin; le Menagiana, tome III, p. 18 (addition de la Monnoye); et ci-après, P. 47, note 1.

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des données du fabliau, comme des autres contes sur le paysan changé en docteur, et lui prête des aventures toutes différentes dans l'exercice de sa nouvelle profession. Par suite, il n'est pas | probable que les farces du théâtre, qui devaient avoir suivi de plus près la légende, aient rien donné à imiter à notre auteur dans cette partie de sa comédie : elle paraît être toute de son imagination. On ne la jugera pas moins nouvelle parce qu'il y a repris à son Médecin volant quelques traits qui seront indiqués dans les notes de la pièce, et parce qu'un des petits ressorts du dénouement (Molière, avec grande raison, dénouait ces légères comédies à la diable) rappelle quelque chose de semblable dans la Zélinde de Donneau de Visé. Des emprunts faits à un passage de Rabelais méritent qu'on en tienne plus de compte. Molière doit à ce passage une des plus amusantes plaisanteries de sa pièce, et sans doute l'idée même du mutisme, simulé chez lui, de sa Lucinde. Par là, c'est encore à une ancienne farce (celle-ci jouée, au seizième siècle, à Montpellier) que se rattache sa comédie. Rabelais, en effet, n'est que le narrateur de cette farce, de «< ce patelinage, » comme il l'appelle. . Molière en a tiré seulement ce qui lui convenait, en regrettant peut-être ce qu'il avait fallu laisser de côté; car la bouffonnerie est, d'un bout à l'autre, bien réjouissante, telle que Rabelais la fait connaître au chapitre xxxiv du livre III de Pantagruel1: « Je ne vous avois onques puis vu que jouâtes à Montpellier, avecque nos antiques amis Ant. Saporta, Guy Bouguier, Balthasar Noyer, Tollet, Jan Quentin, François Robinet, Jan Perdrier et François Rabelais, la morale comédie de celui qui avoit épousé une femme mute.... Le bon mari voulut qu'elle parlât. Elle parla par l'art du médicin et du chirurgien, qui lui coupèrent un encyliglotte qu'elle avoit sous la langue. La parole recouverte, elle parla tant et tant, que son mari retourna au médicin pour remède de la faire taire. Le médicin répondit en son art bien avoir remèdes propres pour faire parler les femmes, n'en avoir pour les faire taire; remède unique être surdité du mari, contre cestui interminable parlement de femme. Le paillard devint sourd, par ne sai quels charmes qu'ils firent. Sa femme, voyant qu'il

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1. Tome II, p. 167, de l'édition de M. Marty-Laveaux.

étoit sourd devenu, qu'elle parloit en vain, de lui n'étoit entendue, devint enraigée. Puis, le médicin demandant son salaire, le mari répondit qu'il étoit vraiement sourd et qu'il n'entendoit sa demande. Le médicin lui jeta on dours (dos) ne sai quelle poudre, par vertus de laquelle il devint fol. Adonques le fol mari et la femme enraigée se rallièrent ensemble, et tant battirent les médicin et chirurgien, qu'ils les laissèrent à demi morts. Je ne ris onques tant que je fis à ce patelinage.

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Il y a, au même chapitre de Pantagruel', le médecin Rondibilis, qui, de même que Sganarelle, prend l'argent, en s'écriant comme indigné : « Hé, hé, hé, Monsieur, il ne failloit rien. »

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Voilà comment Molière a été un « grand et habile picoreur2; voilà, dans son Médecin malgré lui, tous ses larcins, ou, pour parler comme Somaize, toutes ses singeries3. On ne peut que rire des envieux qui s'efforçaient, de son temps, de le faire passer pour un plagiaire. Est-ce qu'il n'y a pas eu toujours comme un fonds commun de plaisanteries, dans lequel ont eu le droit de puiser les auteurs de satires, de comédies, ou de contes? Rien de plus légitime, quand elles ne sont pas amenées de force et se trouvent si bien à leur place, qu'elles semblent venues là pour la première fois. C'est ainsi que, dans le Médecin malgré lui, il y a un torrent de gaieté dans lequel toutes les imitations sont entraînées et se fondent.

Les accusations de plagiat font ici penser à celle qu'une anecdote, souvent redite, attribue au président Rose, et qui n'aurait été qu'une innocente plaisanterie. Le président, a-t-on raconté, s'amusa à réciter devant Molière une traduction latine de la chanson de Sganarelle, et à la donner pour anciennement imitée de l'Anthologie. Le vol de Molière était manifeste. D'Alembert, enjolivant l'historiette, dans son éloge de l'académicien secrétaire du Roi, dit que l'auteur de la chanson des glouglous « resta confondu. » Avait-il tant de bon

1. Tome II, p. 168, de l'édition de M. Marty-Laveaux.

2. Addition de la Monnoye au Menagiana, tome II, p. 25 (dans l'édition de 1715).

3. Voyez au commencement de la Notice de M. Despois sur le Médecin volant, tome I, p. 47.

homie? et s'y connaissait-il assez peu pour trouver, comme d'Alembert, le goût antique à une prose rimée? Les Ana nous content maintes mystifications de ce genre, dont quelquesunes auraient pu être plus inquiétantes pour les auteurs que des rieurs voulaient embarrasser. Ce ne sont là, sans doute, que des exemples d'une plaisanterie traditionnelle, reparaissant de temps en temps avec une date nouvelle. Nous n'insistons pas il ne serait pas très-sage de déployer contre une anecdote d'un si léger intérêt l'appareil de la critique. Tous les détails qui peuvent être désirés au sujet de la petite malice du président Rose sont donnés ci-après dans les notes de la pièce.

Dans la première distribution des rôles, ceux qui furent joués par Molière et par sa femme nous sont seuls incontestablement connus. Molière fut, comme toujours, Sganarelle; c'était d'ailleurs ici le personnage principal : cela va donc de soi. Si l'on exige un témoignage positif, celui de Robinet pourrait être allégué, dans les vers déjà cités :

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Cela paraît bien clair, et l'on ne peut guère douter que Robinet ne nomme Molière comme acteur dans le rôle du Medicus, et non comme auteur de la pièce. Si pourtant l'on hésitait sur le sens, voici un document encore plus incontestable. Dans l'inventaire fait le 15 mars 1673, après la mort de Molière, son costume de Sganarelle est décrit : « Un coffre de bahut rond, dans lequel se sont trouvés les habits pour la représentation du Médecin malgré lui, consistant en pourpoint, haut-de-chausses, col, ceinture, fraise et bas de laine et escarcelle, le tout de serge jaune, garni de radon1 vert; une robe de satin avec un haut-de-chausses de velours ras ci

1. Nous ne trouvons ce mot de radon dans aucun lexique. Ne faut-il pas lire padou? On bordait les étoffes avec du padou, ruban tissu moitié de fil et moitié de soie. L'Académie (1694) et Furetière (1690) écrivent padoue, orthographe qui rappelle le lieu de abrication; mais, dès 1679, Richelet a la forme actuelle vadou.

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selé1. » Il est superflu de faire remarquer que le personnage ainsi vêtu est bien celui qui est dépeint dans la pièce : « Un homme qui a une large barbe noire, et qui porte.... un habit jaune et vert. » Les différents comédiens qui ont été chargés du rôle de notre Sganarelle n'ont jamais manqué de porter ces couleurs du « médecin des perroquets. » Quant à la robe de satin, elle était réservée pour le moment où le Fagotier paraît en docteur.

Le même inventaire, énumérant les habits de théâtre de Mlle Molière, a cet article : « L'habit du Médecin malgré lui, composé en une jupe de satin couleur de feu, avec trois guipures et trois volants, et le corps de toile d'argent et soie verte3. » Ce brillant costume ne peut être que celui de Lucinde, dont, par conséquent, le rôle fut joué par Mlle Molière.

Le Mercure de France de décembre 1739 dit que le Médecin malgré lui, « après la mort de Molière,... fut représenté par les sieurs de Rosimond, du Croisy, de la Grange, Hubert, et par les Dlles de Brie et Guérin. » Ces acteurs, à l'exception de Rosimond, étaient tous dans la troupe de 1666; il est donc assez vraisemblable qu'ils avaient créé les rôles joués par eux à l'époque dont parle le Mercure; et l'on peut conjecturer que la Grange fut le premier Léandre, du Croisy le premier Géronte. Il n'y a pas de doute que Rosimond avait pris le rôle de Sganarelle, puisque c'est à lui que furent donnés, en 1673, tous les rôles que Molière s'était réservés. Mlle Molière, devenue Mlle Guérin, avait probablement conservé le rôle de Lucinde; s'il en était ainsi, il faut croire que Mlle de Brie jouait Martine, et peut-être que le rôle lui avait appartenu dès la première distribution de la pièce.

Il y a lieu de passer ici plus rapidement que dans les Notices des grandes comédies de Molière, sur le souvenir des représentations, sur les noms des acteurs qui y ont brillé : non pas qu'il ne faille aussi beaucoup d'art, et qu'il ne se soit produit des talents dignes de notre première scène, dans les pièces

1. Recherches sur Molière.... par Eud. Soulié, p. 278.

2. Acte I, scène Iv, ci-après, p. 51.

3. Recherches sur Molière, p. 279 et 280.

4. Page 2904.

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