Images de page
PDF
ePub

Il doit s'étonner cette fois d'être devenu, sous forme de légende, un apôtre, un saint, que dis-je ? un Christ d'Évangile futur. Parlant de la manière dont il s'acquittait de ses devoirs de curé à Meudon, et persistant dans ce mode d'explication symbolique, le nouveau biographe s'écrie:

« Que j'aurais voulu l'entendre! que j'aurais voulu, par un beau jour de Pâques, assister à sa messe, contempler sa majestueuse et sereine figure, lorsque, entendant chanter autour de lui: Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, il repensait, avec un divin sourire de satisfaction, à cette soif infinie de son Pantagruel! »

Revenons au bon sens et à la mesure en finissant; Voltaire nous y aidera. Il avait commencé, jeune, par mordre très-peu à Rabelais. Il raconte qu'un jour le duc d'Orléans, régent, au sortir de l'Opéra, causant avec lui, s'était mis à lui faire un grand éloge de Rabelais : « Je le pris pour un prince de mauvaise compagnie, dit-il, qui avait le goût gâté. J'avais alors un souverain mépris pour Rabelais. » Dans ses Lettres philosophiques, il a parlé de lui très-légèrement en effet, en le mettant au-dessous de Swift, ce qui n'est pas juste: « C'est un philosophe ivre, concluait-il, qui n'a écrit que dans le temps de son ivresse.» Mais, vingt-cinq ans plus tard, il lui a fait réparation en écrivant à Mme Du Deffand:

« J'ai relu, après Clarisse, quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entomeures et la tenue du Conseil de Picrochole; je les sais pourtant presque par cœur, mais je les ai relus avec un très-grand plaisir, parce que c'est la peinture du monde la plus vive. Ce n'est pas que je mette Rabelais à côté d'Horace... Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons: il ne faut pas qu'il y ait deux hommes de ce métier dans une nation, mais il faut qu'il y en ait un. Je me repens d'avoir dit autrefois trop de mal de lui. »

Oui, Rabelais est un bouffon, mais un bouffon unique,

un bouffon homérique! Ce dernier jugement de Voltaire restera celui de tous les gens de sens et de goût, de ceux qui n'ont point d'ailleurs pour Rabelais une vocation décidée et une prédilection particulière. Mais, pour les autres, pour les vrais amateurs, pour les vrais dévets pantagruéliques, Rabelais est bien autre chose, et il y a au fond du tonneau de maître François, et jusque dans sa lie, je ne sais quelle saveur qu'ils préfèrent à tout. Pour nous, s'il nous est permis d'avoir un avis dans une question si solennelle, il nous semble que ce qu'on va ainsi goûter chez lui aux bons endroits et avec le plaisir d'un certain mystère de débauche, on le trouve de même qualité et tout ouvertement chez Molière.

Je me suis demandé quelquefois ce qu'aurait pu être Molière érudit, docteur, affublé de grec et de latin, Molière médecin (figurez-vous donc le miracle!), et curé après avoir été moine, Molière venu dans un siècle où tout esprit libre avait à se garder des bûchers de Genève comme de ceux de la Sorbonne, Molière enfin sans théâtre et forcé d'envelopper, de noyer dans des torrents de non-sens, de coq-à-l'àne et de propos d'ivrogne son plus excellent comique, de sauver à tout instant le rire qui attaque la société au vif par le rire sans cause, et il m'a semblé qu'on aurait alors quelque chose de très-approchant de Rabelais. Cependant il restera toujours en propre à celui-ci l'attrait singulier qui tient à une certaine difficulté vaincue, à une certaine franc-maçonnerie, bachique à la fois et savante, dont on se sent faire partie en l'aimant. Dans le pur pantagruélisme en un mot, il y a un air d'initiation, et cela flatte toujours.

OEUVRES

DE

Lundi 14 octobre 1850.

MADAME DE GENLIS.

(Collection Didier.)

Mme de Genlis, parmi les noms vieillis, est un des noms les plus cités, les plus familiers à l'oreille, et l'un de ceux qui laissent, ce me semble, l'idée la moins nette dans l'esprit des générations nouvelles. Sa réputation a gardé quelque chose d'équivoque et de mal défini. La diversité de ses ouvrages et de sa conduite, la politique où elle a trempé, les satires, les accusations perfides qui l'ont poursuivie et qu'elle s'est peut-être plus d'une fois permises à son tour, n'ont pas contribué, même de son vivant, à lui donner une physionomie bien distincte pour ceux qui ne la voyaient pas de très-près. Aujourd'hui qu'à distance il est permis de dégager, d'accuse! les traits plus vivement et même crûment, j'essaierai de rendre l'impression que j'ai reçue en repassant les principaux écrits de cette femme-auteur, car il faudrait être bien osé pour prétendre les avoir tous lus.

Une femme-auteur, c'est en effet ce que Mme de Genlis était avant toute chose, et la nature semblait l'avoir

créée telle, comme si c'était là désormais une des fonctions essentielles de la civilisation et de la vie: Mme de Genlis aurait certainement inventé l'écritoire, si l'invention n'avait pas eu lieu auparavant. Mais, en étant femme-auteur comme tant d'autres et plus que toute autre, elle eut sa manière de l'être, qui la caractérise. Agréable et brillante dans sa jeunesse, elle ne se bornait pas à un seul goût, à un seul talent; elle les briguait tous et en possédait réellement quelques-uns. Tous ces goûts, tous ces talents divers, tous ces arts d'agrément, tous ces métiers (car elle n'omettait pas même les métiers), faisaient d'elle une Encyclopédie vivante qui se piquait d'être la rivale et l'antagoniste de l'autre Encyclopédie; mais ce qui donnait l'âme et le mouvement à cette multitude d'emplois, c'était une vocation qui les embrassait, les ordonnait et les appliquait dans un certain sens déterminé. Mme de Genlis était quelque chose de plus encore qu'une femme-auteur, elle était une femme enseignante; elle était née avec le signe au front. Le bon Dieu a dit aux uns: Chante; aux autres: Prêche. A elle, il lui avait dit : « Professe et enseigne. » Jamais le mot de l'Apôtre ne reçut un démenti plus formel: « Docere autem mulieri non permitto. Je ne permets point à la femme d'enseigner, » disait saint Paul à Timothée. Mme de Genlis n'était point libre d'obéir à ce précepte quand elle l'aurait voulu, tant sa vocation de bonne heure fut puissante et irrésistible. Elle manifesta dès l'enfance l'instinct et l'enthousiasme de la pédagogie, à prendre ce mot dans le meilleur sens. Il lui avait été ordonné, en naissant, d'être le plus gracieux et le plus galant des pédagogues.

On en a la preuve en parcourant ses volumineux Mėmoires, dans lesquels, en voulant dissimuler sans doute et atténuer bien des choses, elle en a montré beaucoup

d'autres. Que nous importe après tout telle ou telle circonstance de sa vie, si les traits du caractère se dénoncent? - Mme de Genlis (Mlle Félicité Du Crest de SaintAubin), née le 25 janvier 1746, d'une famille noble de Bourgogne, passa ses premières années un peu à Paris, le plus souvent en province. Reçue à six ans chanoiness au Chapitre noble d'Alix près de Lyon, on l'appelait Mme la comtesse de Lancy, du nom de la ville de Bourbon-Lancy dont son père était seigneur. Élevée au château de SaintAubin, sous l'aile de sa mère, avec une gouvernante bonne musicienne, elle commença par lire Clélie et des pièces de théâtre. Dès qu'elle sut quelque chose, son premier besoin fut de l'enseigner et de se faire maîtresse d'école; elle prenait ses écoliers où elle pouvait. Dès l'âge de sept ans, ayant avisé, d'une terrasse voisine de sa chambre, de petits paysans qui venaient couper des joncs près d'un étang, elle imagina de leur donner des leçons et de leur enseigner ce qu'elle savait, le Catéchisme, quelques vers des mauvaises tragédies d'une Mlle Barbier, et de la musique. Du haut de sa terrasse comme d'un balcon, elle leur donnait ses leçons le plus gravement du monde. Telle elle sera jusqu'à la fin de ses jours, ayant sans cesse le besoin d'avoir quelqu'un à régenter, à documenter près d'elle,-de petits paysans, faute de mieux, ou bien encore la fille d'une laitière. A celle-ci, une enfant de dix ans, elle voudra un jour apprendre la harpe; mais la harpe est trop lourde, et, au bout de six mois, la maîtresse s'aperçoit que l'enfant devient bossue; ce que voyant, elle lui redresse la taille moyennant un corps baleiné et une plaque de plomb qu'on fait venir de Paris. Ainsi, à défaut de la harpe, Mme de Genlis, en ce cas, fait de l'orthopédie: que lui importe, pourvu qu'elle morigène et qu'elle redresse, qu'elle fasse acte d'enseignement? Elle tire parti de

« PrécédentContinuer »