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93, et dont elle ne se sépara qu'à la dernière extrémité. A cette époque, le jeune duc d'Orléans commençait à revenir de sa soumission absolue aux idées de son gouverneur. Son esprit sensé, livré à lui-même, s'émancipait aux lumières de l'expérience; il jugea la femme habile et artificieuse qui avait été mêlée si avant aux malheurs de sa maison. De curieuses lettres de Mme de Flahaut, écrites de Bremgarten en Suisse (janvier et février 1795), nous attestent le vrai des sentiments du prince à cette époque et la vivacité soudaine de sa première réaction contre Mme de Genlis (1). Ces irritations s'amortirent depuis. Pourtant l'empreinte d'une telle éducation survécut à tout; et, en résumé, pour bien connaître Louis-Philippe homme dans les qualités constitutives de son esprit et de sa nature, il faut encore, je le répète, se reporter à l'origine et le prendre sous la tutelle prolongée de Mme de Genlis. Elle l'a nourri et formé à la lettre; elle l'a bien jugé de bonne heure, et on retrouve dans ce premier jugement, on y devine toutes les qualités et les limites que la vie de ce prince a manifestées depuis. Il fut bien l'homme et le roi que nous annonçaient sa nature d'alors et cette éducation si particulière pour un prince.

En repassant les œuvres de Mme de Genlis, il me semble que Louis-Philippe est de son côté véritablement historique, le seul par lequel elle continuera de mériter quelque attention sérieuse. Quant à ses œuvres littéraires, j'en dirai quelques mots, bien qu'on ne sache trop aujourd'hui à quoi s'arrêter. Arrêtons-nous, pour abréger, sur son chef-d'œuvre.

Mademoiselle de Clermont, une très-courte nouvelle publiée en 1802, passe pour son chef-d'œuvre en effet:

(1) Voir le Mémorial de Gouverneur Morris, traduit par M. Augustin Gandais (1842), au tome Io, pages 449-456.

moi-même j'ai longtemps aimé à croire que c'en était un, mais je viens de la relire, et il m'est impossible de ne pas reconnaître que ce qu'il y a eu là-dedans d'agréable, de touchant et d'à demi bien, est désormais tout à fait passé. J'invite à regret ceux qui douteraient de la justesse de mon impression, à s'en assurer par euxmêmes. La première page est heureuse; elle débute par un mouvement vif, mais qui ne se soutient pas et qui tourne vite au commun, au faux sensible et au faux élégant. L'auteur se pique d'être vrai avant tout; cette vérité n'est ici qu'une phrase sentimentale de plus. Mademoiselle de Clermont, une petite-fille du grand Condé, distingue et aime un simple gentilhomme, le duc de Melun, qu'elle finit par épouser secrètement; comme princesse, elle doit faire les avances, et cette situation est assez bien dessinée. Pourtant, tout avertit qu'on est dans un monde imaginaire: ces personnages s'attendrissent pour rien; leurs genoux fléchissent, ils soupirent, ils chancellent sans qu'il y ait de quoi; l'émotion prodiguée n'est que dans les mots. Les termes de sentiment, de sensibilité, d'attendrissement, qui reviennent à chaque page, ne ressortent au fond ni des situations ni des cœurs. L'affaire du placet que Mademoiselle de Clermont oublie pour un bal et dont M. de Melun tire un si grand parti à titre de leçon, cette grosse affaire qui est comme le nœud de 'action, rentre tout à fait dans le genre de Bouilly ou le Berquin. La dernière scène qui s'annonçait bien, quand Mademoiselle de Clermont déclarait vouloir à lout prix pénétrer jusqu'à M. de Melun blessé et mourant, cette scène est manquée finalement, puisque la princesse se laisse détourner de sa pensée, et qu'elle ne revoit point celui qu'elle aime. Dans ce petit roman, comme dans tous ceux de l'auteur, le récit, qui coule partout avec facilité, ne se relève nulle part d'aucune vivacité

d'expression. Les expressions qui ont quelque nouveauté et quelque fraîcheur sont très-rares chez Mme de Genlis, et on ne les rencontrerait guère que dans quelques-uns de ses portraits de société, où elle est soutenue par la présence et la fidélité de ses souvenirs. On a dit trèsjustement de son style, comme on le disait d'une actrice qui jouait avec plus de sagesse que de mouvement : Elle est toujours bien, jamais mieux.

Il serait inutile d'appuyer sur un jugement qui est devenu peu à peu celui de tout le monde. Mme de Genlis tout à fait vieille, et telle qu'elle parut dans la société depuis sa rentrée en France, déployait de l'agrément et de l'amabilité, mais dans un cercle restreint. Son mouvement d'esprit n'avait pas faibli. Sa journée, invariablement réglée et remplie à tous les instants, commençait encore par quelques gammes sur la harpe, comme dans la jeunesse, et de là se distribuait en mille emplois avec une activité persistante. Elle avait conservé le besoin d'avoir des élèves, des protégés autour d'elle, des personnes dont elle s'engouait extrêmement sa prévention en tout l'emportait sur son jugement et lui dictait sa façon de penser et de dire. Elle n'avait d'autre horizon qu'un horizon de société et de coterie. Très-avenante, très-séduisante quand elle le voulait, connaissant le fort et le faible d'un chacun, et habile à jeter ses filets sur vous, elle devenait froide et indifférente dès que vous ne répondiez pas sur le même ton à sa démonstration expansive. D'une grâce infinie quand elle goûtait les gens, elle allait jusqu'à être dure quand elle n'aimait pas. Sa conversation habituelle était des plus agréables, dit-on, sans grands traits et sans vifs éclairs, mais semée d'anecdotes amusantes, et d'un courant très-animé. En tout, ce qui lui manquait, c'était l'élévation dans l'âme et dans le talent, c'était la vérité et la nature; d'ailleurs elle avait

les finesses, les adresses et les grâces de la société. On voit d'après cet ensemble qu'avec beaucoup d'esprit et de talent, elle n'était nullement une femme supérieure. Son originalité la plus réelle consistait en cette vocation et cette verve de pédagogie poussée jusqu'à la manie, qui lui valut tant d'épigrammes, mais qui du moins faisait qu'elle ne ressemblait à nulle autre. Chénier, dans sa jolie satire les Nouveaux Saints, a pu la railler sur cette disposition de maîtresse d'école, et la cribler de ses traits les plus perçants et les plus acérés:

J'arrive d'Altona pour vous apprendre à lire;

et tout ce qui suit. C'est toutefois par ce côté uniquement que Mme de Genlis a chance de vivre. Le désaccord qu'on s'est plu à noter entre sa conduite et les principes affichés dans ses écrits ne fait que mieux ressortir peutêtre ce que ce talent d'instituteur avait en elle de naturel, de primitif et, si j'ose dire, de sincère. Il y avait comme plusieurs personnes en Mme de Genlis; mais, dès qu'elle tenait la plume, le ton de la personne intérieure et qui dominait toutes les autres, le ton du rôle principal prenait le dessus, et elle ne pouvait s'empêcher d'écrire ce qu'il faut toujours répéter de la religion, des principes et des mœurs quand on enseigne. Il en résulte que la pruderie, sous sa plume, était moins hypocrite qu'on ne le croirait. C'est ainsi que je l'explique. Le goût d'enseigner ne doit point se considérer chez elle comme un travers, c'était le fond même et la direction de sa nature. Il est dommage seulement que, femme d'esprit comme elle était, et femme à principes comme elle voulait être, elle n'ait pas su concilier cette vocation déclarée avec le tact des convenances, le sentiment du ridicule, et de plus avec la droiture et la simplicité des pensées. Vous voyez bien qu'en parlant d'elle je l'imite, et que je lui fais ma petite morale aussi, en finissant.

Lundi 21 octobre 1850.

QU'EST-CE QU'UN CLASSIQUE?

Question délicate et dont, selon les âges et les saisons, on aurait pu donner des solutions assez diverses. Un homme d'esprit me la propose aujourd'hui, et je veux essayer sinon de la résoudre, du moins de l'examiner et de l'agiter devant nos lecteurs, ne fût-ce que pour les engager eux-mêmes à y répondre et pour éclaircir làdessus, si je puis, leur idée et la mienne. Et pourquoi ne se hasarderait-on pas de temps en temps dans la critique à traiter quelques-uns de ces sujets qui ne sont pas personnels, où l'on parle non plus de quelqu'un, mais de quelque chose, et dont nos voisins, les Anglais, ont si bien réussi à faire tout un genre sous le titre modeste d'Essais? Il est vrai que, pour traiter de tels sujets qui sont toujours un peu abstraits et moraux, il convient de parler dans le calme, d'être sûr de son attention et de celle des autres, et de saisir un de ces quarts d'heure de silence, de modération et de loisir, qui sont rarement accordés à notre aimable France, et que son brillant génie est impatient à supporter, même quand elle veut être sage et qu'elle ne fait plus de révolutions.

Un classique, d'après la définition ordinaire, c'est un auteur ancien, déjà consacré dans l'admiration, et qui fait autorité en son genre. Le mot classique, pris en ce sens, commence à paraître chez les Romains. Chez eux

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