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bons et nobles esprits. Cependant son père Grandgousier voyait que son fils étudiait très-bien, et qu'il n'en devenait que plus sot chaque jour; il est fort étonné d'apprendre d'un de ses confrères, vice-roi de je ne sais quel pays voisin, que tel jeune homme qui n'a étudié que deux ans sous un bon maître, et par telle nouvelle méthode qui vient de se trouver, en sait plus que tous ces petits prodiges du vieux temps, livrés à des maîtres dont le savoir n'est que bêterie. On met Gargantua en présence du jeune Eudémon, enfant de douze ans, qui s'adresse à lui avec bonne grâce, avec politesse, avec une noble pudeur qui ne nuit pas à l'aisance. A tout ce que ce jeune page lui dit d'aimable et d'encourageant, Gargantua ne trouve rien à répondre, a mais toute sa contenance fut qu'il se prit à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet.» Le père est furieux; il veut occire de colère maître Jobelin, le pédant, qui a fait une si triste éducation; mais on se contente de le mettre à la porte, et de confier Gargantua au même précepteur qui élève si bien Eudémon, et qui a nom Ponocrates.

Nous touchons ici à l'une des parties du livre de Rabelais qui renferment un grand sens et, jusqu'à un certain point, un sens sérieux. Je ne parle qu'avec quelque réserve; car, en reconnaissant les parties sérieuses, il faut prendre garde de les supposer et de les créer comme l'ont fait tant de commentateurs, ce qui doit bien prêter à rire à Rabelais, s'il se soucie de nous chez les Ombres. Mais, dans le cas présent, l'intention n'est pas douteuse. On vient de voir le jeune Gargantua livré aux pédagogues de la vieille école, et les tristes résultats de - cette éducation crasseuse, routinière, pédantesque et tout à fait abrutissante, dernier legs du moyen âge expirant. Ponocrates, au contraire, est un novateur, un

homme moderne, selon la vraie Renaissance. Il prend l'élève ; il l'emmène avec lui à Paris, et va s'appliquer à le morigéner.

Que d'espiègleries pourtant chemin faisant! que d'aventures sur la route et en entrant à Paris! Quel accueil Gargantua y reçoit des trop curieux et toujours badauds Parisiens! et quelle bienvenue il leur paie en retour! Lisez toutes ces choses, ces gigantesques polissonneries d'écolier qui sont devenues des scènes de comédie excellentes je me réfugie dans les parties à demi sérieuses.

Ponocrates commence par essayer son écolier; il emploie à l'avance la méthode de Montaigne, qui veut qu'on fasse d'abord trotter le jeune esprit devant soi pour juger de son train. Ponocrates laisse donc le jeune Gargantua suivre quelque temps son train accoutumé, et Rabelais nous décrit cette routine de paresse, de gloutonnerie, de fainéantise, résultat d'une première éducation mal dirigée. Je résumerai cette éducation en un seul mot: le jeune Gargantua se conduit déjà comme le plus cancre et le plus glouton des moines de ce temps-là, commençant sa journée tard, dormant la grasse matinée, débu– tant par un déjeuner copieux, entendant nombre de messes qui ne le fatiguent guère, et en tout adonné au ventre, au sommeil et à la paresse. En lisant ces descriptions, comme on sent bien le dégoût que Rabelais dut éprouver de cette ignoble vie quand il était Cordelier!

Il est grand temps de réformer cette éducation vicieuse; mais Ponocrates, en homme sage, ne fait point la transition trop brusque, « considérant que Nature n'endure mutations soudaines sans grande violence. >> Ces chapitres XXIII et XXIV du premier livre sont vraiment admirables, et nous offrent le plus sain et le . plus vaste système d'éducation qui se puisse imaginer, un système mieux ménagé que celui de l'Émile, à la

Montaigne, tout pratique, tourné à l'utilité, au développement de tout l'homme, tant des facultés du corps que de celles de l'esprit. On y reconnaît à chaque pas le médecin éclairé, le physiologiste, le philosophe.

Gargantua s'éveille à quatre heures du matin environ. pendant sa première toilette, on lui lit quelques pages de la sainte Écriture, hautement et clairement, de manière à élever dès le matin son esprit vers les œuvres et les jugements de Dieu. Suivent quelques détails d'hygiène, car le médecin en Rabelais n'oublie rien. Après quoi le précepteur emmène son élève, et lui montre l'état du ciel qu'ils avaient également observé la veille au soir avant de se coucher; il lui fait remarquer les différences de position, les changements des constellations et des astres, car chez Rabelais, l'astronome, celui qui avait publié des Almanachs, n'est pas moins habile que le médecin, et il ne veut considérer comme étrangère aucune science, aucune connaissance humaine et naturelle.

Sur ce point de la connaissance physique du ciel, nous avons bien peu profité en éducation depuis Rabelais. Quoique Newton soit venu, et quoique M. Arago ait donné le signal dans ses Leçons de l'Observatoire, l'enseignement journalier n'y a rien gagné. Nous, qui rougirions d'ignorer la géographie et ses divisions principales, nous n'avons qu'à lever les yeux vers le ciel pour voir que nous ignorons à peu près tout de cette cosmographie sublime qu'il suffirait cependant de quelques soirées et d'un démonstrateur pour nous apprendre. Ponocrates aurait rougi que son élève restât dans une telle ignorance d'un spectacle si majestueux et si habituel.

Après cette petite leçon en plein air, viennent les leçons du dedans, trois bonnes heures de lecture; puis les jeux, la balle, la paume, tout ce qui peut servir « à

galamment exercer les corps, comme ils avoient auparavant exercé les âmes. » C'est ce mélange et ce juste équilibre qui caractérise la véritable et complète éducation selon Rabelais le médecin, l'homme qui sait les rapports du physique au moral et qui consulte en tout la nature, se retrouve en lui à chaque prescription.

A table, à ce qu'on appelait alors le dîner (et que nous appellerions le déjeuner), il ne fait manger à son élève que ce qu'il faut pour apaiser les abois de l'estomac; il veut que ce dîner, ce premier repas, soit sobre et frugal, lui réservant un souper plus large et copieux. Pendant ce repas du matin, à propos de chaque mets, l'entretien roule sur la vertu, propriété et nature des objets, des viandes, poissons, herbes ou racines. On rappelle les passages des anciens qui en ont parlé; au besoin on se fait apporter les livres; sans s'en apercevoir, l'élève devient aussi savant qu'un Pline, «<et n'étoit médecin alors qui en sût la moitié autant qu'il faisoit. >>

Après le repas viennent les cartes, mais c'est encore pour apprendre sous ce prétexte mille petites gentillesses et inventions nouvelles, qui toutes dépendent de l'arithmétique et des nombres. Le jeune Gargantua fait de la sorte ses récréations mathématiques en se jouant.

La digestion faite, et après quelques soins d'hygiène encore, que je passe sous silence, mais que Rabelais ne sous-entend jamais, on se remet à l'étude pour la seconde fois et sérieusement, par trois heures ou davantage. Après quoi, vers l'heure de deux ou trois heures après midi environ, on sort de l'hôtel, et l'on va en compagnie de l'écuyer Gymnaste s'essayer à l'art de la chevalerie et à la gymnastique. Gargantua, sous un si habile maître, profite hardiment et utilement. Il ne s'amuse pas à rompre des lances, « car c'est la plus grande rêverie du monde, remarque Rabelais, de dire: J'ai rompu dix

lances en tournoi ou en bataille; un charpentier en feroit bien autant; mais une louable gloire, c'est d'une lance d'avoir rompu dix de ses ennemis.» Ne sentez-vous pas déjà comme le bon sens se substitue au faux point d'honneur, et comme ce Rabelais, qui ne fait rien par gloriole et par crânerie, va corriger désormais les derniers des Bayards? Ils ne se corrigeront que trop.

Ici, dans la description des divers exercices, manége, chasse, lutte, natation, Rabelais s'amuse: ces tours de force de maître Gymnaste deviennent, sous sa plume, des tours de force de la langue. La prose française fait là aussi sa gymnastique, et le style s'y montre prodigieux pour l'abondance, la liberté, la souplesse, la propriété à la fois et la verve. Jamais la langue, jusque-là, ne s'était trouvée à pareille fête.

C'est vraiment un admirable tableau idéal d'éducation, où presque tout devient sérieux, si on le réduit, du géant Gargantua, à des proportions un peu moindres. Il y a de l'excès, de la charge assurément dans tout l'ensemble; mais c'est une charge qu'il est facile de ramener au vrai, et dans le sens juste de l'humaine nature. Le caractère tout nouveau de cette éducation est dans le mélange du jeu et de l'étude, dans ce soin de s'instruire de chaque matière en s'en servant, de faire aller de pair les livres et les choses de la vie, la théorie et la pratique, le corps et l'esprit, la gymnastique et la musique, comme chez les Grecs, mais sans se modeler avec idolâtrie sur le passé, et en ayant égard sans cesse au temps présent et à l'avenir.

Quand la journée est pluvieuse, l'emploi des heures est différent, et la diète aussi diffère. Faisant moins d'exercice en plein air, on se nourrit ces jours-là avec plus de sobriété. Ces jours-là aussi, on visite plus particulièrement les boutiques et ateliers des divers ou

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