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M. AUGUSTIN THIERRY

Augustin Thierry n'a pas besoin de ces éloges vulgaires par lesquels on cherche à faire revivre pour quelques moments sur une tombe une gloire déjà oubliée. Ses écrits sont connus de tous. Qui ne se rappelle les pages pleines de candeur et de charme de Dix ans d'études et des Récits mérovingiens, où l'auteur nous a initiés aux secrets les plus intimes du développement de sa pensée? On s'abstiendra donc de raconter ici cette vie presque miraculeuse, cette lutte héroïque d'une âme forte contre la douleur, cette légende qui, pour tant de vocations éprouvées, a été un encouragement et un soutien. On laissera au culte pieux de ses

amis le souvenir de tant de rares qualités, de cette simplicité, de cette droiture, de cette bonté qui n'appartient qu'à l'homme de génie, et qui tant de fois, au sortir de ses entretiens, à sa haute intelligence fit préférer son cœur. Il ne sera question que de ce qu'il a aimé et de ce qui lui a fait supporter la vie, je veux dire de son œuvre on essayera d'en montrer la valeur scientifique, de la défendre contre des reproches injustes, d'en pénétrer l'esprit, d'en faire comprendre le sens élevé.

I

Les grandes vocations sont irrésistibles et se décèlent de bonne heure par un singulier caractère de précision et de fermeté. Au début de ses études et presque au sortir du collége. M. Thierry eut la vue claire de la mission qu'il devait accomplir; il annonça avec assurance que l'histoire serait le cachet du dix-neuvième siècle, et qu'elle lui donnerait son nom, comme la philosophie avait donné le sien au dix-huitième. Ce paradoxe du jeune homme de vingt ans est aujourd'hui un fait pleinement vérifié. Oui, l'histoire est, en un sens, la création propre et originale de notre temps.

Chaque siècle a ainsi un genre particulier de littérature qui lui sert de prétexte pour tout dire et sous lequel les nuances les plus délicates de la pensée trouvent à s'exprimer. Il faut avouer que la société contemporaine forme un milieu peu favorable au développement de la poésie, de l'art, de toutes les productions spontanées. Ces sortes de productions supposent une foi et une simplicité que nous n'avons plus; on ne redevient pas enfant, et la dose de naïveté qu'il faut pour la composition des œuvres franches et absolues est la qualité du monde qu'on se donne le moins. Un génie à l'ancienne manière, s'il paraissait de nos jours, semblerait lourd et grossier. Sa foi exclusive nous fatiguerait; nous aurions bientôt découvert son peu d'instruction, sa manière partielle et étroite de juger les choses. Mais ce qui fait notre impuissance dans les genres qui supposent une grande originalité d'esprit ou de caractère est précisément la cause de notre supériorité en histoire. L'ampleur des événements qui ont signalé la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci, le nombre et la variété des incidents qui ont suivi, notre réflexion si exercée à saisir le jeu et les lois des révolutions humaines, tout cela forme une excellente condition pour l'intelligence du passé. De même qu'en philosophie nous sommes incapables d'inventer un nouveau système, mais mieux placés qu'on ne le fut

jamais pour les juger tous; de même on peut affirmer qu'aucun moment ne fut plus favorable que le nôtre pour comprendre des mouvements que la roideur dogmatique du dix-septième siècle et l'apreté philosophique du dix-huitième ne pouvaient saisir dans leur fuyante vérité. La critique commence où finit le génie créateur, et c'est précisément lorsque l'âge des grandes choses est passé que l'on aperçoit dans les œuvres anciennes un caractère de puissance dont les contemporains de ces œuvres n'avaient qu'à demi le secret.

Ainsi entendue, il n'y a nulle exagération à le dire, l'histoire n'a pas quarante ans et se rattache à une série d'études qui se continue et s'achève sous nos yeux. Certes, l'antiquité et quelques époques des temps modernes ont eu de merveilleux narrateurs, qui nous ont transmis la vivante image de la société de leur temps et des événements dont ils furent les témoins. Jamais les luttes intérieures de la cité et les alternatives de la vie politique ne seront décrites avec plus de vivacitė qu'elles ne l'ont été par les historiographes de la Grèce, de Rome, de la Renaissance italienne, et en général des pays grecs et latins. Israël eut un autre don celui de l'histoire prophétique et apocalyptique, l'idée d'une formule providentielle, entraînant les empires à l'exécution d'un plan divin, idée qui a trouvé dans Bossuet son dernier interprète, et qui renfermait le germe de

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