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trouvant que la part de l'Italie est assez belle pour repousser la pitié et les regrets.

Le livre de M. Ferrari répand sur tous ces problèmes de vives et pénétrantes clartés. L'Italie y paraît dans sa grandeur et ses misères : mère de tout bien et de tout mal, de toute erreur et de toute vérité; digne tour à tour des hommages et des malédictions du monde, comme la maîtresse savante qui l'a formé, la courtisane qui l'a séduit, le bouffon qui l'amuse. Une seule chose lui a manqué, chose humble en apparence, mais en réalité la plus grande de toutes, l'honnêteté. Artiste jusque dans le crime, regardant presque comme des dupes ceux qui s'arrêtent à cette prosaïque distinction du bien et du mal, qu'elle crut inconciliable avec l'art de réussir, elle n'envisagea la vie que comme une stratégie à la manière de Braccio, ou une partie de scélératesse à la façon des Borgia. Le patriotisme luimême se montre chez elle peu scrupuleux ses plus vertueux citoyens professent le dédain de l'espèce humaine, et partent de ce principe que le monde étant peuplé de sots, il faut pour le gouverner simuler la folie. « Je l'avoue, dit Rienzi, pour le bien du peuple, je me suis fait tantôt fou, tantôt histrion, tantôt homme grave, tantôt homme simple, tantôt rusé, tantôt timide, tantôt fourbe. » Il y a des réactions, je le sais, contre ces éclipses étranges du sens moral; mais

elles manquent elles-mêmes de sérieux et de suite. Ni les paradoxes grandioses de Hildebrand, ni le carnaval dévot de Savonarole, ni les homélies de Jean de Vicence ne valent un peu de bon sens et de raison. Nulle part dans toute cette histoire je ne vois de saint Louis, de Washington, de Lafayette. Ce ne sont pas là des politiques, dira M. Ferrari, ce sont des honnêtes gens. Peut-être; mais plût à Dieu, pour le bonheur de l'Italic, qu'elle eût compté dans son sein beaucoup de ces consciences timorées et de ces esprits étroits! Ils lui eussent épargné d'amères déceptions, et la pénible nécessité de recommencer, vieille, la carrière que les nations en apparence moins favorisées qu'elle ont parcourue depuis mille années.

L'HISTOIRE SECRÈTE DE PROCOPE

De tous les problèmes que soulève la critique historique, il n'en est pas de plus singulier que celui auquel a donné lieu l'Histoire secrète de Procope'. Jusqu'au commencement du dix-septième siècle, l'histoire n'avait été pour Justinien qu'un long panégyrique. Peu de figures apparaissaient dans le passé avec autant de majesté. Dernier héritier de la grandeur romaine, Justinien semblait en avoir groupé tous les rayons, à l'entrée de la nuit du moyen âge. Son nom, attaché à la grande compilation qui est devenue la lé

Voir la traduction, accompagnée d'amples commentaires, qu'en a donnée M. Isambert. Paris, 1856.

gislation universelle des peuples civilisés, jouait parmi les jurisconsultes le rôle d'autorité irréfragable, comme celui d'Aristote parmi les philosophes, comme la Bible parmi les théologiens. Assise à côté de lui, la courtisane Théodora participait aux mêmes hommages, et la mosaïque de Saint Vital de Ravenne, nous les montrant tous deux dans le sanctuaire et presque au rang des saints, n'était qu'un écho de l'opinion accréditée par les siècles.

Cette opinion paraissait sans appel, lorsqu'un habile helléniste, Nicolas Alemanni, découvrit, vers 1620, parmi les manuscrits du Vatican, les pages qui devaient exposer le monarque si longtemps adulé à toutes les sévérités de l'histoire. On savait, par de vagues renseignements, qu'à la suite des huit livres officiels consacrés par l'historien Procope de Césarée à la gloire de Justinien, figurait un neuvième livre, portant le titre suspect d'Anekdoton (inédit), où l'auteur s'etait vengé de ses flatteries par de singulièrės médisances. C'est ce document, rangé depuis longtemps parmi les pièces perdues ou d'une existence incertaine, qu'Alemanni venait de rendre à la science. Dès les premières lignes du perfide appendice, l'auteur fait de complets aveux : sous le coup de la terreur, en butte à un espionnage continuel, il n'a pu, dans son histoire officielle, présenter les faits sous leur véritable jour : maintenant,

en révélant les turpitudes qu'il a dû cacher d'abord, il sait fort bien à quoi il s'expose; la postérité jugera ce qu'il va dire invraisemblable et le rangera parmi les faiseurs de tragédies.

L'imagination la plus féconde, en effet, ne saurait dépasser les sombres horreurs du tableau que nous offre l'Histoire secrète. Qu'on se figure une société dénuée de sens moral, où la grossière avidité de natures perverses soit l'unique loi, un enfer où deux funestes génies règnent en vue du mal, le cultivent avec art, l'aiment pour lui-même et pour le plaisir qu'ils trouvent à le faire, une vénalité inouïe, une dégradation de mœurs à peine croyable, le vol organisé, nulle sûreté pour les personnes, le bon sens même atteint et la raison menacée, Byzance transformée tantôt en une cage de fous, tantôt en un épouvantable coupegorge où l'assassinat de milliers de personnes se commettait de gaieté de cœur et en plein jour, un monde d'empoisonneurs et d'assassins, de frénétiques et de fous; voilà l'effroyable cauchemar que déroule en deux cents pages l'écrit singulier que nous analysons. Ce n'est point le crime grandiose de l'Italie du quinzième siècle, le crime commis par l'emportement de natures fougueuses, tel que nous le trouvons chez les scélérats héroïques de l'école des Borgia; ce n'est point le crime commis par théorie et avec raisonne

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