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LES SÉANCES DE HARIRI

Un des principaux services que M. de Sacy ait rendus aux études arabes est, de l'aveu de tous les orientalistes, l'édition qu'il donna en 1822, avec un commentaire, de l'ouvrage célèbre connu sous le nom de Mekâmât ou Séance de Hâriri1. Bien des objections, avant comme après la publication, s'élevèrent contre l'opportunité de cette grande entreprise; la principale était sans doute le peu d'intérêt que semble offrir un livre en apparence insignifiant pour le fond, et dont la

1 Deuxième édition, avec des notes en français, par MM. Reinaud et Derenbourg, 1853.

forme, appréciée d'après nos idées européennes, dépasse tout ce qu'il est permis d'imaginer en fait de mauvais goût. L'esprit si droit et si ferme de M. de Sacy aperçut, au delà de ces jugements étroits, la vẻritable valeur de l'ouvrage de Hariri. A ses yeux, d'ailleurs, une considération dominait toutes les autres : c'est le rôle immense que ce livre a joué et joue encore en Orient. On peut dire, en effet, qu'il n'est guère possible de bien pénétrer dans les finesses de la langue arabe sans l'étude approfondie de ces compositions bizarres, sortes de topiques universels de la rhétorique musulmane, qui sont restées jusqu'à nos jours en Asie l'école du beau langage et le répertoire du style choisi. M. de Sacy pensa donc avec raison que la publication de ce curieux ouvrage était le complément nécessaire de ses travaux sur la grammaire arabe et la plus belle application du principe qu'il avait inauguré avec tant d'éclat étudier le génie des langues orientales chez les grammairiens orientaux eux-mêmes.

L'Europe savante et l'Orient n'eurent qu'une voix pour reconnaître la perfection avec laquelle l'illustre éditeur accomplit cette tâche difficile. La préface écrite dans l'arabe le plus pur, le commentaire composé en grande partie, il est vrai, d'après ceux de Motarrézi et de Chérichi, mais quelquefois aussi d'après les propres observations de M. de Sacy, enlevèrent les suf

frages des lettrés les plus exigeants d'Égypte et de Syrie. Ce magnifique volume in-folio de 660 pages, tout arabe depuis la première ligne jusqu'à la dernière, devint promptement classique dans l'Orient musulman. Des livres y ont déjà été composés, uniquement destinés à l'examen de l'œuvre du savant français, et la puérilité des critiques, rapprochée de la solennité des éloges, est le plus bel hommage que la science de notre compatriote ait reçu.

Le scheick Abou-Mohammed al-Cassem ben-Ali benMohammed ben-Othman, devenu si célèbre sous le surnom de Hariri, naquit à Bassora l'an 1055 de l'ère chrétienne. Sa vie s'écoula presque entière dans sa ville natale, dont il subit toutes les vicissitudes. Le tableau de cette existence intérieure d'une ville arabe au douzième siècle, composé en grande partie d'après la correspondance même de Hariri arrivée jusqu'à nous, forme une des parties les plus intéressantes de la préface des nouveaux éditeurs. Au milieu de l'anarchie politique que laissait après elle la ruine des institutions du khalifat, et du chaos de la féodalité inaugurée par les Seldjoukides, un assez grand mouvement intellectuel se continuait encore dans la vallée du Tigre et de l'Euphrate, qui était devenue depuis trois siècles le centre de la civilisation du monde entier. Hariri joua un rôle politique de quelque importance, tantôt sous

les ordres des khalifes impuissants de Bagdad, tantôt pour le compte des sultans seldjoukides. Il était de sang arabe, de la tribu des Beni-Haram, et resta fidèle, au milieu de la révolution des mœurs qui s'opérait de toutes parts, aux habitudes de sa race. Sa manière libre et toute profane le faisait regarder d'assez mauvais œil par les musulmans rigides. Il arriva cependant de son vivant à une immense renommée, et, quand il allait s'adosser à sa colonne de prédilection, dans la mosquée des Beni-Harâm, un cercle nombreux se réunissait autour de lui pour l'entendre. C'est là qu'il lut toutes ses Mekâmât ou Séances, sorte de nouvelles dont le type existait avant lui, mais auxquelles il sut donner une vogue dont aucun genre de fiction n'avait joui jusqu'alors.

Les Séances de Hariri sont peut-être de tous les ouvrages de la littérature arabe celui qui étonne le plus un Européen, et dont il est le plus difficile de se former quelque idée à moins d'une étude spéciale de cette littérature. La première question que nous nous adressons sur un livre est : Quel en est le sujet? Pour l'Orient, au contraire, le sujet n'est guère qu'un prétexte, et l'unité d'un ouvrage ne réside d'ordinaire que dans la vue toute personnelle que l'auteur y a portée. Hariri lui-même nous fait connaître l'objet qu'il s'est proposé en composant les Séances. « J'ai voulu, dit-il,

dans sa préface, qu'elles renfermassent tous les mots de lá langue, sérieux et plaisants, les termes légers et graves, les perles et les brillants de l'élocution, ainsi que les expressions les plus piquantes, y compris certains passages du Coran et quelques métonymies remarquables. J'y ai de plus enchâssé un choix de proverbes arabes, des observations littéraires, des questions grammaticales, des cas lexicologiques, des nouvelles qui n'avaient pas encore été racontées, des discours variés, des exhortations propres à faire pleurer le pécheur et des plaisanteries capables de faire oublier au malheureux ses chagrins. >>

Le canevas sur lequel Hariri a brodé cet étrange dessin est en apparence des plus frivoles. C'est la série des métamorphoses d'un mendiant lettré, nommé Abou-Zeid de Saroudj, sorte de Protée qu'on retrouve sous toutes les formes, jouant tous les rôles, à peu près comme certains personnages comiques du théâtre italien, le Stenterello de Florence, par exemple. Le récit est placé dans la bouche d'un homme honnête et sensé, Hareth ben-Hammam, qui, voyageant pour son instruction et ses affaires, rencontre partout sur sa route Abou-Zeid sous un costume nouveau, le prend un moment au sérieux avec la foule, et finit par reconnaître sous tous les masques le rusé mendiant. Tantôt prédicateur ému, Abou-Zeid transporte son auditoire

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