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la pensée. Si c'était là un moyen de mettre fin aux querelles et d'obtenir la paix, on consentirait peut-être à acheter à ce haut prix un bien si désirable. Mais non : l'homme met d'autant plus de passion dans un débat que l'objet en est plus mince; on s'égorge aussi bien pour des cochers verts ou bleus que pour des opinions et des principes, et c'est une grande erreur de croire que l'amoindrissement des esprits ait jamais été une garantie de repos.

LA FARCE DE PATELIN

La meilleure comédie qu'ait produite le moyen âge, la Farce de Patelin, qui, rajeunie et plutôt affaiblie qu'améliorée, a pu réussir au dix-huitième siècle et faire la réputation de Brueys et Palaprat, vient de paraître dans sa forme primitive par les soins de M. Génin'. D'excellents juges, M. Littré, dans la Revue des Deux Mondes (15 juillet 1855), M. Magnin dans le Journal des Savants (décembre 1855), ont rendu hommage à l'érudition, au goût exercé, à l'exactitude scrupuleuse du nouvel éditeur. La tâche qu'il s'était im

Paris, Chamerot, 1854.

posée présentait de grandes difficultés : les manuscrits de la Farce de Patelin sont rares et méritent peu de confiance; les premières éditions, œuvres de l'imprimerie naissante, sont pleines de fautes et exigeaient pour être corrigées une grande sagacité. La belle édition de M. Génin, aussi accomplie sous le rapport typographique qu'au point de vue de la philologie, restera comme l'édition modèle, et prendra son rang dans cette série de restaurations d'oeuvres antiques qui semble devoir constituer une partie essentielle du travail scientifique au dix-neuvième siècle.

Patelin est la pièce la plus spirituelle et la plus achevée de notre vieux théâtre comique. Les naïves représentations du treizième siècle ont certainement plus de charme: le Jeu de la Feuillée d'Adam de la Halle, en particulier, offre bien plus de véritable finesse et se distingue par une verve digne d'Aristophane1. Mais l'entente de la scène et de la distribution des parties font entièrement défaut dans ces premiers essais, tandis que Patelin nous représente la comédie complète, la comédie telle que l'entend Molière, telle que la comprit l'antiquité. L'auteur était évidemment un homme habile, pratiquant son art avec expé

1 Voir le Théâtre français au moyen âge, de MM. Monmerqué et Fr. Michel. Paris, 1839.

rience et souvent même avec trop de réflexion. Ce qui caractérise en effet les compositions primitives et vraiment naïves, c'est que l'écrivain ne se doute pas des beautés que nous admirons dans son œuvre; heureuse ignorance d'où résultent une candeur et une sobriété qui ne sauraient s'imiter. Ici, au contraire, l'auteur a si bien conscience de ses traits d'esprit, qu'il les épuise en les répétant jusqu'à la fatigue. Malgré ce défaut, la Farce du moyen âge fait avec Patelin son entrée sur le terrain de l'art véritable. Tandis que le Mystère n'arriva jamais, en France du moins, à se transformer en tragédie et resta toujours frappé d'une incurable impuissance, si bien que le génie tragique à son réveil fut obligé de se rattacher à des traditions étrangères, la farce confine de plain-pied à la comédie moderne. « C'est de la farce, dit très-bien M. Génin, qu'est sortie la gloire réelle et durable du théâtre français, la comédie d'intrigue aussi bien que la comédie de caractère. Je doute un peu que le Cid et Cinna descendent du mystère de la Passion; mais je suis bien sûr qu'il y a une filiation directe entre la Farce de Patelin et le Légataire, et Tartufe, et même le Misanthrope. »

Ni l'auteur ni la date précise de la Farce de Patelin ne sont connus. La discussion de ces deux points ne pouvait manquer de suggérer à un critique aussi spi

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rituel que M. Génin d'ingénieuses conjectures. Quant à la date, M. Génin se trouve amené par différents rapprochements à la placer au temps de Charles VII et de Louis XI, vers 1460. C'est du moins la limite en deçà de laquelle on ne peut songer à descendre, et il faut avouer que les objections que d'habiles critiques ont adressées à M. Génin tendent à donner à Patelin plus d'ancienneté. La question d'auteur n'est pas moins incertaine, et, en attribuant Patelin à Antoine de la Sale, l'auteur de la Chronique de petit Jehan de Saintré et des Quinze joies de mariage, l'un des conteurs des Cent Nouvelles nouvelles, M. Génin a bien moins. voulu sans doute indiquer une provenance réelle que désigner la région littéraire à laquelle la Farce de Patelin semble appartenir.

La farce publiée par M. Génin est en effet le chefd'œuvre de cette littérature essentiellement roturière, narquoise, spirituelle, immorale, que produisit la fin du moyen âge, et qui trouva dans Louis XI un zėlė protecteur et sa plus complète personnification. On raconte qu'au banquet du sacre ce roi sans façon, gêné par la couronne de Reims, qui s'ajustait mal à sa tête, la posa sur la table à côté de lui, puis, sans égard pour la noble assistance, sans égard pour le duc de Bourgogne, représentant de l'antique courtoisie, il causa tout le temps avec un joyeux et subtil compère,

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