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de voleurs, où le plus honnête homme (encore ne l'est

il pas tout à fait), le drapier, est le plus sacrifié. Assurément, si Louis XI, comme il est assez vraisemblable, a assisté à ce spectacle, il a dù s'y plaire. Je crois le voir de son air moqueur applaudissant Patelin; Agnelet surtout a dû lui paraître un héros. Tous les personnages de la pièce sont à la fois trompeurs et trompés; Agnelet seul trompe tout le monde son patron, le juge, l'avocat; il les trompe par sa feinte bêtise et n'est trompé par personne. La palme lui appartient. Tout habile qu'il était, le roi ne vit pas sans doute la portéc historique du drame qui le faisait sourire il fallait plusieurs siècles pour que la royauté apprit à ses dépens que Thibaud Agnelet est un client ingrat, et que, quand on se fait son avocat, on risque fort de ne pas toucher ses honoraires.

Le défaut irréparable de la Farce de Patelin, au point de vue de l'art, est cette bassesse de cœur audessus de laquelle l'auteur ne s'élève jamais. Ce sont les faiblesses, les inconséquences de la nature humaine qui sont ridicules, et non ses hontes. Le spectacle de la dégradation morale ne saurait être un digne objet de plaisanterie. Certes, il serait puéril de déprécier la comédie en général, et surtout ce sentiment délicat, l'un des plus élevés et des plus complets de notre nature, l'ironie, acte de maître, par lequel l'esprit humain

établit sa supériorité sur le monde, et dont les grandes races seules sont capables. L'homme n'a pas de marque plus décisive de sa noblesse qu'un certain sourire fin, silencieux, impliquant au fond la plus haute philosophie. Une rigoureuse analyse démontrerait que l'ironie entre pour une part dans toutes les créations vraiment élevées, et, s'il s'écrit une Divine Comédie du dix-neuvième siècle, je maintiens que l'ironie y aura place comme dans l'Olympe antique. Mais la farce n'est pas l'ironie, elle en est la caricature : le masque déprimé des Sganarelle ou des Scapin n'est que repoussant. Molière lui-même, malgré son art exquis, ne sauve pas ce que l'ignoble et le vulgaire ont par euxmêmes d'odieux, et j'avoue que cet éminent comédien me blesse, lorsqu'il abandonne la grande observation pour faire grimacer certains personnages et me faire rire au prix de la honte d'un être humain.

L'auteur de Maistre Patelin fait bien pis encore. Quand la farce nous montre la victoire du fripon et la bêtise honnête victimée, elle a complétement tort aux yeux de la morale; cependant, la bêtise étant à sa manière un défaut esthétique, c'est-à-dire quelque chose qui rabaisse la nature humaine, on peut ne pas trouver mauvais de la voir par moments humiliée. Mais que la bêtise et la friponnerie triomphent à la fois, que Thibaud Agnelet, le plus sot de la bande, trompe

tous les autres par sa sottise même et gagne son procès en faisant la bête, voilà ce qui est désespérant et immoral au plus haut- degré. Car enfin la conséquence à tirer de là serait celle-ci : Si vous voulez réussir, soyez fripon; mais, si vous voulez réussir plus sûrement encore, tâchez d'être ou de paraître un sot.

La valeur morale de la Farce de Patelin est donc assez mince; mais la valeur historique et le mérite littéraire en sont incontestables. Avec la Chronique de petit Jehan de Saintré, Patelin est le document le plus précieux de l'état moral de la fin du moyen âge. Il est toujours injuste de chercher directement dans la comédie ou dans la satire le tableau des mœurs d'une époque, et on aurait tort de croire que les avocats, les juges, les bergers et les drapiers du quinzième siècle ressemblassent à ceux que nous voyons en scène dans Patelin c'est comme si l'on prétendait que toute l'antiquité était composée de Daves et de Trimalcions. Mais l'esprit d'un siècle peut se conclure de la nature des spectacles qui l'ont intéressé. Or l'impression que laisse Patelin est pour nous des plus tristes on ne peut s'empêcher de plaindre le temps où un avilissement de la nature humaine que rien ne compense a provoqué autre chose que le dégoût.

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SOUVENIRS

D'UN

VIEUX PROFESSEUR ALLEMAND '

Les savants en général n'écrivent pas de Souvenirs: ils ont peu à raconter; leurs recherches les habituent à voir les choses par un côté tout impersonnel. Le public d'ailleurs ne s'intéresse guère plus à leurs personnes qu'à leurs travaux; il a, pour justifier son dédain, un mot commode qui est à lui seul un arrêt sans appel, le mot de pédantisme. Nous sommes si timides contre le ridicule, que tout ce qui semble y prêter nous devient suspect, et que bien des esprits

Aus dem Leben eines alten Professors, par le docteur Frédéric Creuzer, professeur à l'Université de Heidelberg. Leipzig et Darmstadt, 1848.

délicats aiment mieux rester superficiels que de s'exposer à une accusation si redoutable. Depuis Montaigne, qui a soin de nous avertir « qu'il ne s'est rongé les ongles à l'étude d'aucune science, qu'il n'en a gousté que la crouste première en son enfance, et n'en a retenu en général qu'un informe visage, un peu de chaque chose et rien du tout, à la françoise, » jusqu'à Mascarille, qui prétend bien que ses vers ont l'air cavalier et ne sentent pas le pédant, l'esprit français s'est toujours laissé dominer par une sorte de respect humain mal entendu, qui met à la place du pédantisme de la science ce que Mme de Staël appelait si bien le pédantisme de la légèreté. Il est assez bizarre, en effet, qu'on soit ridicule pour être sérieusement ce que l'on est, et que la première condition pour avoir droit de parler de tout soit d'afficher la prétention de ne rien savoir. Cette fausse délicatesse est certainement l'une des causes qui égarent en France le plus d'esprits distingués, et j'ose dire que parmi nous le commencement de la sagesse est d'être endurci contre la mauvaise honte, qui fait envisager la frivolité comme de bon ton et le sérieux comme ridicule.

Non-seulement les traits de caractère que l'on croit stigmatiser du nom de pédantisme sont presque toujours de louables et solides qualités, mais il suffit de savoir les bien prendre pour y trouver mille grâces,

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