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LA POÉSIE DE L'EXPOSITION

On raconte qu'à la foire d'Ocadh, rendez-vous commercial et congrès littéraire de l'Arabie avant Mahomet, les poëtes des diverses tribus récitaient publiquement leurs vers, et que les pièces qui avaient le plus captivé l'admiration des auditeurs étaient écrites en lettres d'or et suspendues avec des clous d'or aux portes de la Caaba; telle est l'origine des sept Moallakat, ces poëmes admirables où se peint avec tant de charme la vie arabe anté-islamique. Il n'est pas douteux que les produits étalés au palais de l'Industrie ne soient supérieurs de tous points à ceux qui figuraient à la foire d'Ocadh; mais les partisans les plus déclarés du pro

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grès m'accorderont qu'il faut faire une exception pour la poésie, et que, sous ce rapport, les deux exhi

bitions ne sauraient être comparées. Je me hâte de faire réparation aux poëtes inconnus dont les vers ne sont pas venus jusqu'à moi; il me suffit qu'aucune de leurs œuvres n'ait été acceptée du public, et n'ait reçu cette consécration qui fait une partie essentielle de la beauté d'un poëme. Comment une réunion d'hommes qui autrefois, et même à des époques très-rapprochées de nous, eût été couronnée d'une auréole de poésie a-t-elle passé sans rien dire à l'imagination et sans produire une strophe digne de mémoire ? Voilà, certes, un problème digne d'étude et sur lequel, à défaut de poëmes à examiner, il peut être bon de méditer un

moment.

Le passé a eu ses panégyries, nobles comme lui, et à aucune la poésie n'a manqué. Tandis que les dieux avaient le privilége de réunir les hommes, les fêtes étaient autant des congrès littéraires que des réunions religieuses; les jeux de la Grèce eurent Pindare pour célébrer leurs vainqueurs, et entendirent dans la bouche d'Hérodote les premiers et naïfs bégayements de l'histoire. Lorsque les saints eurent succédé aux dieux, les pèlerinages devinrent des centres puissants de création légendaire, dont chacun eut son poëme. Les tournois furent à leur manière les fêtes de l'honneur et de.

la beauté; la poésie des trouvères et des Minnesinger s'y rattache comme à son berceau. On citerait à peine un lieu du monde où les hommes se soient donné rendez-vous, et autour duquel l'art et la poésie ne se soient point épanouis.

Quand le moyen âge en décadence eut épuisé toutes les ressources de sa vie poétique et religieuse, une. institution pleine d'originalité vint les renouveler pour quelque temps. Ce fut un spectacle extraordinaire que ce jubilé de l'an 1500, où l'on vit plus de deux millions d'hommes accourir, sous l'impulsion d'une foi vive encore, de toutes les parties de la chrétienté. A certains jours Rome compta dans son sein jusqu'à deux cent mille étrangers; il fallut faire des brèches aux murs pour éviter les accidents qui se multipliaient aux portes. Malgré plus d'un détail qui sentait la dégradation des temps, le jubilé eut son poëme. Dante se trouva à Rome en 1500; il vit les deux longues files de pèlerins qui traversaient le pont Saint-Ange, « d'un côté, ayant tous le front tourné vers le château pour aller à SaintPierre, de l'autre, allant vers le mont. » (Inf., XVIII.) Il se souvint de cette image dans son Enfer, et, en mémoire de l'événement qu'il envisageait comme le plus grand du siècle, il plaça en 1300 son voyage à travers les régions invisibles. L'art, comme la poésie, consacra la grande assemblée du monde chrétien.

Giotto, qui paraît avoir été du nombre des pèlerins, peignit, dans le portique de Latran, Boniface VIII publiant la bulle de convocation qui devait ébranler l'Europe entière. L'histoire enfin trouva dans cette fête séculaire l'occasion de son réveil. « Demeurant avec les pèlerins dans la ville sainte, dit Villani, voyant les grandes et antiques choses de cette cité, et lisant les hauts faits des Romains, écrits par Virgile, Salluste, Lucain, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et autres maîtres en histoire, je pris leur style et manière d'écrire, et d'autant que Florence, comme fille et créature de Rome, était particulièrement disposée pour exécuter de grandes choses, il me parut convenable de raconter en un volume les commencements de cette ville, son passé, son présent et ce qu'il plaira à Dieu de son avenir. »

Ainsi, toujours et partout, une pensée supérieure à leur existence finie a réuni les hommes et s'est traduite en symboles divers sous l'action de la poésie et de l'art. Pour la première fois, notre siècle a convoqué de grandes multitudes sans leur proposer un but idéal. Aux jeux antiques, aux pèlerinages, aux tournois, aux jubilés ont succédé des comices industriels. Deux fois l'Europe s'est dérangée pour voir des marchandises étalées et comparer des produits matériels, et, au retour de ces pèlerinages d'un genre nouveau,

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