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LA RAGE DU TOC

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Le vrai seul est aimable.
BOILEAU.

Que de gens avec leur rage de paraître et de jeter de la poudre aux yeux sont obligés de sacrifier au toc. Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir 30,000 francs de revenus oh non!- Et le moyen de se faire 3000 francs de rente, une misère de nos jours, en élevant des lapins est usé. Ces dames en sont un peu cause. N'est-ce pas par tocomanie que nos femmes et nos sœurs passent la journée à courir de magasin en magasin à l'affut d'un bon marché, d'un solde ou d'une prime que l'industriel offrira gratis à ses charmantes visiteuses. - Il aura beaucoup dépensé en réclames et en annonces déguisées, de leur côté les acheteuses se seront ruinées en frais de voiture, et leurs emplettes seront toutes où presque toutes du toc. Ne l'oubliez pas, un grand philosophe, à moins que ce ne soit un simple bourgeois, a dit ce qui est bon marché est cher.

A ce propos j'ai connu une brave dame qui allait tous les matins à la halle avec sa bonne pour faire ses provisions. Elle marchandait, elle marchandait et ces dames de la halle trouvaient le moyen de lui glisser du poisson et des légumes d'une fraîcheur douteuse. Elle était joyeuse d'avoir payé moins cher que chez la fruitière du coin, elle économisait trois francs, mais elle oubliait de compter cinq francs de voiture.

Le toc me met en fureur et je ne saurais trop le répéter le vrai seul est aimable! Voyez cette femme à la tournure exagérée et posant pour la Vénus Callipyge, c'est du toc! Au théâtre que d'actrices n'ont que des bijoux et des appas en toc. Dans la vie réelle c'est aussi la même toquade aussi bien au foyer domestique que dans les milieux interlopes (se rappeler les Lionnes pauvres). Les demoiselles qui ont un culte tout particulier pour la liberté sont les adeptes les plus ferventes du toc. La danse de la Goulue c'est assez toc, quand

on la met en parallèle avec celle de la Mogador, de Pomaré (vieux jeu) ou, pour être plus moderne, avec les écarts d'Alice la Provençale et de Rigolboche, danseuses émérites inconnues à la génération actuelle et qui firent les beaux soirs du Casino Cadet et de Frascati.

Toc, le faux-col en papier, les chapeaux à 9 fr. 90 (donnez-moi un vieux chapeau, je vous en rendrai un neuf pour 4 francs, disaient les affiches d'il y a dix ans); les souliers à 12 fr. 50, « défiant toute concurrence »; le sucre à neuf sous la livre, le papier anglais ou soi-disant tel vendu à la porte des magasins de nouveautés; la parfumerie à prix réduit qui vous gerce les mains et la figure; les complets à 35 francs qui déteignent au grand air et se déchirent quand on veut les boutonner (on en fait de l'excellent amadou); les nouveaux journaux illustrés qui veulent détrôner les anciens et vivent tant bien que mal, et plutôt mal que bien l'espace d'un trimestre. Toc encore les feuilles politiques qui prétendent damer le pion aux journaux bien faits et intéressants quand ces susdites feuilles ne se soutiennent que par des emprunts. Toc, les bijoux en aluminium, les remontoirs, que l'on appelle à juste litre, toquantes; les faux chignons, les semelles en carton, les revolvers à 19 francs qui vous éclatent dans la main, les liqueurs à 1 fr. 90 le litre, le vin de raisins secs (pleurez, buveurs émérites, disciples de Bacchus).

Faut-il vous parler des pièces toc que certains directeurs font jouer en exploitant l'inexpérience d'auteurs encore inconnus possédés de la rage de se faire jouer à tout prix. N'en parlons pas, la liste serait trop longue.

Ce que je trouve toc, par dessus tout, c'est le refrain du caféconcert dont nous aurons les oreilles écorchées pendant une année, jusqu'à ce qu'une autre scie vienne remplacer cette suave poésie. Et ces feuilletons, genre Ponson du Terrail, que l'on dirait écrits dans les prisons, quand vous les avez lus, vous devenez immédiatement... loqué...

C'est surtout dans les quartiers excentriques, dans les bouisbouis et les quelques guinguettes restées debout dans ce siècle, soi-disant de progrès, que le toc s'étale au grand jour comme à la lumière des quinquets fumeux ou du pétrole économique.

En visitant un de ces établissements dont l'entrée coûte 25c. (on paye les danses à part), je n'ai pas offert un saladier de vin à une de ces Phrynés de l'asphalte, mais j'ai supputé ce que représente, à son début, au point de vue commercial, sa toilette, et je suis arrivé à une valeur de 58 fr. 70 c., ainsi décomposée :

Chapeau à la toquée.

LA RAGE DU TOC

Robe en simili-guipure, 10 mètres, à 1 fr. 95.

Souliers découverts à talons bas.

Boucles d'oreilles en strass. . .

Bagues en doublé, boutons de manchettes idem, jar

retières à devise. . . .

Col, chemise, bas en bourre de soie.

Total.

115

2.75

19 50

9.95

14 >>

650

6

58 70

La susdite Phryné a un porte-monnaie.

Celui-ci est une sinécure.

Il ressemble au quatrième officier de l'enterrement de Marlborough (celui qui ne portait rien).

Parfois une pièce de deux sous s'échappe de l'un des bas de la demoiselle.

Enfants, n'y touchez pas!

Cette pièce de dix centimes est un fétiche chargé de lui porter bonheur, à cette pauvre fille.

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M. Talbot est un excellent professeur doublé d'un excellent homme, mais pourquoi cette rage de promener ses élèves à travers la province et l'étranger et d'organiser des tournées tragiques qui ne sont nullement comiques.

Cela m'amène à me demander pourquoi tant de piqueuses de bottines, tant de giletières, tant de modistes et tant de couturières quittent leur machine à coudre ou leur atelier pour monter sur les planches. Elles rêvent des lauriers en feuilles argentées en même temps qu'un coupé moelleux et un nid capitonné, et s'imaginent qu'elles verront leur rêve s'accomplir quand elles auront anonné pendant six mois des alexandrins cornéliens ou des tirades de Molière.

Elles se figurent qu'il y a encore des nababs, des mylords, des princes russes qui s'éprendront de leurs charmes quand elles auront récité le Songe d'Athalie à une fête franc-maçonnique, à une revue d'un cercle littéraire ou dans un théâtre de sous-préfecture.

J'en ai vu et entendu de ces pauvres filles, pour lesquelles la désillusion arrivait plus vite que la fortune, qui finissaient par unir leur sort à celui du copiste ou du souffleur de la troupe.

Et cela n'a pas corrigé les autres.

Et voilà pourquoi les boutons de mon gilet tiennent si mal. Je suis persuadé que la jeune personne qui les a cousus, sera allée à la foire

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