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LA RAGE DES CHAMPS

Heureux qui loin du bruit, sans projet, sans affaires,
Cultive de ses mains ses champs héréditaires.

ANDRIEUX.

« Il n'y a plus personne à Paris, » telle est la phrase que l'on peut lire tous les ans dès le mois de juin dans les journaux du high-life. Eh bien, je m'inscris en faux contre ce bruit que font courir les propriétaires ayant des maisons de campagne à louer aux environs de Paris ou les hôteliers de Normandie experts en l'art d'écorcher les voyageurs. Il est certain que depuis quelques années les plus petits négociants, les chefs de bureau ou leurs employés, les gens de la haute et de la petite banque se croiraient déshonorés, s'ils n'allaient pas, dès le 1er mai, honorer de leur présence le lac d'Enghien, les bois de Ville-d'Avray, les rives de Chatou ou la plaine Saint-Denis. Ils ne jouissent pas de la campagne, puisqu'ils la quittent le matin et n'y retournent qu'à six heures du soir, avec la préoccupation constante de ne pas rater le train. Mais c'est vlan de fermer ses volets et de dire à ses amis et connaissances: «En été, le séjour de Paris est insupportable, aussi j'habite Pantin ou Asnières, l'air y est pur et saturé d'odeurs exquises. >>

Autant je comprends les voyages lointains, pour étudier les mœurs étrangères et se repaître les yeux de «< sites enchanteurs », autant je trouve ridicule cette mode absurde d'aller pendant quatre mois faire la navette entre Paris et la grande banlieue, uniquement pour avoir le plaisir de se promener, en chapeau de paille et en vareuse, dans

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un jardinet de quatre mètres carrés et dans une bourgade où tout coute le double qu'à Paris.

Mais que voulez-vous il n'y a personne à Paris!

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Il n'y a personne à Paris!

Allez à l'Opéra et aux Français. Vous n'y trouverez pas une place. On se foule aux Ambassadeurs et à l'Horloge. Le vendredi, on s'écrase dans les couloirs de l'Hippodrome et l'on s'étouffe dans le promenoir. Toute la bicherie est là et la gomme étale ses chapeaux en forme de pots de chambre. Le lendemain, il faut payer un louis pour aller bailler au Cirque.

Il n'y a personne à Paris!

Voyez les gares de chemins de fer le dimanche de 7 à 10 heures du matin.

Tâchez de trouver une place dans un tramway pour aller au Jardin d'acclimation ou au Jardin des plantes.

Essayez de pénétrer au musée du Louvre sans faire queue pendant quinze minutes.

Jetez-vous à deux genoux aux pieds de Marguery pour avoir une table sur sa terrasse. Il vous répondra : « Dans deux heures. » Imitez cette pantomime infructueuse devant Ducarre!

Dites-moi si les breaks qui conduisent les touristes anglais par fournées à Saint-Cloud ou à Saint-Germain ne sont pas retenus huit jours d'avance?

Prouvez-moi que les cochers de grande remise stationnant devant le Grand-Hôtel ne vous demandent pas deux louis pour vous faire faire la promenade du Bois?

Voyez si les 28,983 brasseries qui désaltèrent nos gosiers ne sont pas bondées?

Et osez dire ensuite qu'il n'y a personne à Paris!

A qui le ferez-vous croire?

LA RAGE DU LAIT

Cet homme-là fait de vous une vache à lait.
MOLIÈRE.

Les établissements chers à Gambrinus pullulent à Paris, qui bientôt ne sera plus qu'une vaste houblonnière. Certains cafés du boulevard, désertés par leur clientèle, se transforment du jour au lendemain en brasserie où l'on débite des quarts et des demis de Munich, et c'est à peine si l'on peut alors y trouver une table. Les mastroquets sont dans le marasme, et la bière, si cela continue, détrônera le jus de la treille, qui nous met en train au lieu d'alourdir la tête. J'en suis vraiment peiné; mais ce qui me console c'est de voir surgir de toutes parts des boutiques coquettes où l'on vient boire du lait. C'est le rendez-vous des malades, des vieillards, des enfants et des femmes. Or ce n'est pas seulement ces gens qui boivent du lait. En voici la preuve :

D'abord les enfants à la mamelle ou qu'on élève au biberon boivent du lait. Je voudrais bien voir la tête qu'ils feraient si on leur offrait un mélé-cas ou un verre de vieille...

Elle boit du lait, l'élève du Conservatoire qui obtient un accessit en faisant le récit de Théramène ou en jouant une sonate en si bémol (oh! oui en scie). Et sa mère, en voilà une qui boit du lait! Elle en est toute suffoquée.

Il boit du lait, le journaliste dont le premier article paraît dans un journal qui tire à 500 et pas à conséquence.

Il boit du lait, le quinquagénaire qui se croit aimé pour lui-même par une ingénue mère de trois enfants.

Il n'en boit pas, par exemple, quand il la surprend en tête à tête avec son camarade qui joue les comiques à la scène et les amoureux à la ville.

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Elle boit du lait, la villageoise que l'on couronne rosière juste deux mois avant qu'elle donne à la France un défenseur de plus.

Il boit du lait, celui qui est nommé député au premier tour de scrutin. Il n'en boit pas, celui qui est ballotté, et surtout blackboulé.

Il boit du lait, celui qui monte dans l'omnibus par une pluie battante en voyant sur l'impériale des gens qui se font saucer, quand lui est à l'abri de l'ondée...

Il boit du lait, ce jeune époux dont la femme vient d'accoucher d'un enfant, bien qu'il ressemble au voisin d'en face.

Elle boit du lait, l'horizontale dont le Diable Boiteux, du Gil-Blas, retrace les hauts faits; ce qui n'empêche pas l'huissier de lui décocher force papiers timbrés...

Elle boit du lait, la petite actrice quand un journaliste de ses amis lui consacre trois lignes dans ses échos! Elle n'en acquiert pas plus de talent, mais ça la pose près de sa femme de ménage !

Il boit du lait, le fort en thème dont le nom est acclamé sous la coupole de la Sorbonne. Dans cinq ans il n'en boira plus, quand il verra que les ignorants et surtout les intrigants font plus vite leur chemin que les travailleurs et les gens honnêtes!

Ils boivent du lait, le soldat qui gagne ses premières sardines; l'ouvrier qui passe contre-maître; la coryphée qui dans une revue obtient un bout de rôle et chante faux: « C'est moi qui suis l'oscille, c'est sûr; » celui qui voit à l'étalage des libraires son premier volume édité à ses frais; l'avocat qui plaide sa première cause et fait condamner son client au maximun, — celui-là ne boit pas du lait.

Parisis (Emile Blavet) n'a pas eu souvent à tailler sa plume fine et spirituelle pour désigner les auteurs dramatiques et les compositeurs qui ont bu du lait cette année. En consultant ses chroniques si parisiennes et les livres de MM. Debry et Roger on relève les noms de : de Najac et Albert Millaud qui ont si bien roulé le Fiacre 117 aux Variétés, Valabrègue qui s'est marié avec le succès de par son Bonheur conjugal, Jules Prével et Ferrier dont les Mousquetaires au couvent ont pris d'assaut les Folies-Dramatiques où les Petits Mousquetaires avaient déjà planté le drapeau de la victoire, Edmond Audran qui a fait le Serment d'amour et celui de nous donner un pendant à la Mascotte; Fabrice Carré et Victor Roger qui, avec Joséphine vendue par ses sœurs, ont amené aux Bouffes-Parisiens toutes les tribus d'Israël et tous les chrétiens de la terre, Blondeau, Montréal et Grisier dont le Pall-MallGazette s'est enlevé à plus de 120 éditions aux Menus-Plaisirs ;

Alexandre Bisson qui, avec la Mission délicate, a été à la Renaissance le missionnaire de la joie; Alfred Didier dont la revue à l'Eldorado a été revue plusieurs fois, car on ne se corrige pas d'applaudir de jolies femmes chantant des couplets bien troussés. Enfin en dernier lieu Raoul Roché et Ernest Blum, dont les Aventures du baron de Crac font craquer le Châtelet tous les soirs sous les bravos des grandes et petites personnes, y compris les spahis qui, en voyant passer les chameaux du fameux cortège de la Fête Indienne, se sont fait des bosses de rire. Boivent du lait William Busnach quand un débutant lui apporte un bon manuscrit ; Porel, quand François Coppée lui promet un drame en vers; Carvalho, quand il lit les noms archi-aristocratiques de ses abonnés du samedi; Zidler, quand il ne pleut pas dans son Jardin de Paris et que les gommeux y applaudissent avec rage les émules de la Goulue; Georges Ohnet, quand Paul Ollendorff lui annonce le tirage de la 150me édition du........... Maître de forges (parbleu !); notre éditeur Jules Lévy, quand la province et l'étranger le dépouillent des Mémoires de Cora Pearl et du Bureau du Commissaire, de notre confrère Jules Moinaux ; Rochard quand Dennery lui apporte (sans conditions) un drame comme les Deux Orphelines; Dennery quand Rochard lui donne son théâtre, ses meilleurs artistes, et des bordereaux de recettes qui lui enlèvent toutes craintes... de la misère Renard, directeur de l'Eldorado, quand il a plus de monde que son voisin le directeur de la Scala, et le directeur de la Scala, quand il renvoie du monde à l'Eldorado.

Quant à vous signaler ceux qui cette année n'ont by avec rage que du vinaigre, la liste en serait trop longue.

une

Buveurs de lait, la grisette qui reçoit son premier bijou bague de dix-sept francs la petite fille qui met sa première robe longue; l'acteur de province qui signe un engagement pour Paris, fût-ce aux Bouffes-du-Nord; le poète qui entend chanter sa première romance à l'Eidorado ou à la Scala; le collégien à son premier cigare qui lui donne des nausées - je ne vous dis que ça...; la jeune fille qui fait son entrée dans le monde et danse six heures de suite sans s'arrêter, -maman jubile, mais papa baille à se démantibuler la mâchoire! - le propriétaire qui touche régulièrement tous ses termes en ce moment je n'en connais pas beaucoup dans ce cas! — le remisier qui fait des affaires; le boursier qui est dans le mouvement: Jaluzot en voyant monter les actions du Printemps; l'administrateur de service à P.-L.-M. quand la semaine se passe sans accident rare! très rare!; le parieur aux courses qui met

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