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LA RAGE DES CONFÉRENCES

J'ai besoin avec vous d'un peu de conférence.
CORNEILLE.

La conférencomanie prend décidément des proportions considérables. Jamais la petite salle du boulevard des Capucines n'aura moins chômé qu'en l'an de grâce 1886.

Heureux le propriétaire de la petite salle (j'allais dire du moulin à paroles) susnommée. La parole humaine lui attirera, cette année, au moins autant d'auditeurs que jadis le verbiage du phonographe.

Toutefois, il est vraiment permis d'être surpris par l'énoncé du prochain programme de nos beaux parleurs.

Ainsi, on lit sur un programme:

Après-demain jeudi, notre confrère Francisque Sarcey fera une conférence sur les œuvres d'Auguste Vacquerie.

« Vendredi, Coquelin cadet fera dans la mème salle trois conférences sur les anciens compositeurs français.

<«< Enfin, samedi, M. Mounet-Sully en fera une sur Coppée. »

C'est-à-dire que cette avalanche de conférences à louanges que veux-tu va faire augmenter dans des proportions notables le commerce des encensoirs, le seul que les laïques ne reprochent pas aux congréganistes. Le lendemain, nous ne manquerons pas de nous divertir autant en entendant M. Mounet-Sully, interprète habituel des jolies poésies de M. Coppée, nous dire le plus grand bien de ces poésies et de leur auteur qui, lui-même, quelques jours auparavant, avait fait une conférence sur M. Mounet Sully, pour en dire, naturellement, tout le bien imaginable. « Passe-moi la manne, je te passerai le séné, » tel est le sujet de toutes les conférences de ce genre.

Francisque Sarcey va nous prouver, net comme... deux et deux font quatre, que le premier auteur dramatique du siècle, après Victor

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Hugo, c'est Auguste Vacquerie, et Auguste Vacquerie ne pourra faire moins pour son encenseur et ami que de le flatter à son tour.

Cela étant, ne pourrait-on pas fonder une salle de conférences à l'instar de celle du boulevard des Capucines et spécialement destinée à l'admiration mutuelle.

Ce serait un moyen d'amuser à la fois la galerie, d'abord, et de faire concurrence aux meilleurs théâtres de Paris. Tel auteur aurait-il besoin pour sa pièce de tel acteur que mille pas et démarches n'auront pu lui faire obtenir? Vite, on afficherait : « Demain, conférence, par M***, l'auteur dramatique, sur le talent universellement applaudi du grand premier rôle, M***. »

Le surlendemain, on lirait sur l'affiche : « Conférence par le grand premier rôle, L..., sur l'auteur dramatique de génie qui a nom M***. » Puis on engagerait de Jallais, qui ferait une conférence sur Meilhac et Halévy, lesquels ne refuseraient pas, en gens bien élevés qu'ils sont, de conférencer sur de Jallais.

Enfin, on arriverait peut-être à circonvenir assez M. J. Claretie, directeur de la Comédie-Française, pour en obtenir une conférence sur M. Bessac et sur le théâtre du Château-d'Eau; mais, cette fois, il pourrait arriver que, même à prix d'or et en le couvrant de diamants et de perles fines, M. Bessac refusât net d'en faire une sur le ThéâtreFrançais.

Qu'en pense Henri de Lapommeraye, un de nos meilleurs conférenciers?

LA RAGE DE LA MYSTIFICATION

Une mystification est toujours une méchanceté.

Je recommande tout particulièrement aux bons soins de M. Pasteur cette catégorie d'enragés farceurs qui ont élevé la mystification à la hauteur d'une institution. Les mystifications de Romieu sont légendaires; il a eu pour successeur l'étonnant Vivier passé maître dans l'art de blaguer ses contemporains. Mais, à côté de ces deux hommes d'esprit, que de mystificateurs enragés dont la seule préoccupation est d'amuser la galerie sans se soucier des tourments qu'ils infligent à leurs infortunées victimes.

Il y a des mystifications de toute sorte; celle qui m'enrage, c'est l'invitation que je reçois d'aller passer la soirée chez M. et Mme X... pour entendre réciter des poésies inédites, des tragédies ou des poèmes qui vous font l'effet de pavots pris à forte dose. Une autre mystification, c'est quand un directeur de théâtre vous convie à la première d'une comédie écrite en patois, d'un drame dont le traître vous fait rire et le comique pleurer, d'un opéra dont la musique est une cacophonie, dont seuls les chiens du Jardin d'acclimatation, réclamant leur pitance, peuvent vous donner une faible idée. Mystificateur également, le pianiste qui donne un concert chez Erard, où l'on étouffe, ou au Trocadéro où l'on gèle et qui, au lieu des étoiles qui brillent sur une affiche trompe-l'œil... et par leur absence, vous donne en remplacement des échantillons trop répétés de son savoir-faire, ou vous présente comme terre-neuve un élève du Conservatoire qui tient pendant une demi-heure l'assistance suspendue à son archet. Car, ne l'oubliez pas, les musiciens sont des enragés: quand ils commencent un solo hérissé de difficultés et de variations à la clé, on ne sait jamais quand ça finit.

Un de nos bons camarades que tout le monde reconnaîtra, quand

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je dirai qu'il adore les feux d'artifice et qu'il touche du piano en exécutant des ouvertures variées, le poing fermé, avec le rebord de son chapeau Edouard Philippe pour ne pas le nommer est un mystificateur de premier ordre. Il a eu souvent des farces qui ont raté, il en a eu d'autres qui ont brillamment réussi. Permettez-moi de vous en citer une pour laquelle il a dépensé du temps et de l'argent, mais qui réellement a obtenu un vrai succès. On en rit encore dans la rue Drouot.

Il devait partir aux eaux. Son compagnon de voyage avait un très joli costume complet, de coupe et d'étoffe anglaises et taillé spécialement pour lui à Londres. Philippe s'introduit dans l'appartement de son ami, coupe un petit morceau de l'étoffe, court au chemin de fer, fait la traversée, arrive à Londres chez le tailleur, se fait faire un costume identique, mais, au lieu du nom du susdit tailleur, il fait mettre au revers du collet celui de son ami- en guise de réclame — et fait accroire à tout le monde que son ami a un fort intérêt dans la maison de Londres pour lancer ce complet. Mystification qu'il n'est pas donné à tout le monde d'imiter, car elle a coûté à l'auteur des Boussigneul sept ou huit cents francs.

Une mystification, un bateau que montent souvent les prévenus au juge d'instruction, consiste à se faire conduire sous escorte bien entendu — à la campagne, sous prétexte d'une révélation importante à faire ou de montrer où le cadavre est enfoui. L'accusé dit qu'il s'est trompé, mais il a passé une bonne journée en plein air au lieu de rester enfermé dans sa prison. C'est canaille, mais il faut bien se distraire un peu, quand on a en perspective cinq années de Poissy ou de Melun.

Tout récemment à la Bourse, un mystificateur avait répandu sur le sol un flacon d'assa fœtida. L'air était imprégné d'une odeur épouvantable qui vous prenait à la gorge. Impossible aux agents d'acheter ou de vendre du Nord ou de l'Italien; en ouvrant la bouche, ils risquaient de rendre l'âme. Est-ce réussi une mystification pareille? Elle devait être le propre d'un vendeur à découvert furieux de voir le mouvement de hausse le mettant en forte perte.

Au restaurant, les mystificateurs que je crois de connivence avec le patron, ce sont les garçons qui, par une maladresse concertée d'avance, renversent la poivrière. Tout le monde éternue, et la caissière en profite pour saler l'addition.

Une mystification qui a lieu souvent le 1er avril, c'est quand vous recevez une lettre de faire part vous annonçant le trépas subit d'un ami que vous voyez attablé le soir chez Tortoni en train de faire des

aphorismes avec Aurélien Scholl. Des enragés mystificateurs que je voudrais bien voir au diable, ce sont ceux qui vous offrent des cigarespétards, éclatant tout à coup et risquant de vous éborgner. Ceux qui vous offrent des cigares de la régie sont également d'audacieux mystificateurs.

Il y a des mystifications amusantes, je citerai notamment celle qui réunit un certain soir une cinquantaine de bossus au balcon des Variétés. Tous avaient reçu des billets de faveur que leur avait fait parvenir sans doute un auteur dont le manuscrit avait été refusé la veille; les vingt-quatre bains de barège, envoyés à la même heure, à la même personne; la poudre que l'on met en cachette dans un vase de nuit et qui prend feu, quand on se sert avant de se coucher de cet ustensile dont les auteurs du Palais-Royal se sont servis si souvent comme d'un effet irrésistible sur le gros public; le poil à gratter; les fines bottines de femme à la porte des chambres d'hôtel remplacées par des bottes de gendarmes et tant d'autres farces dont l'énumération serait fastidieuse aujourd'hui, mais qui ont toujours cours dans les pensions, à la chambrée, à l'atelier, dans les études de la basoche et surtout dans les bureaux de rédaction des journaux politiques ou mondains.

Une mystification que je trouverais de très mauvais goût, ce serait de recevoir la visite d'une sage-femme ou l'avis que le baron de Rothschild vient de m'ouvrir un crédit illimité à sa caisse! Celle-là, je ne pourrais la digérer!

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