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90. Sursis obligatoire en cas de questions administratives préjudicielles. — Si le juge de police a le droit d'apprécier lui-même la question préjudicielle de légalité des règlements, ainsi que, en général, toute autre exception proposée par le prévenu, il n'en est pas de même des moyens de défense qui soulèveraient un débat de la compétence spéciale et exclusive de l'administration. Le juge devrait alors surseoir jusqu'à ce qu'il eût été statué par l'autorité administrative.

91. Question d'interprétation d'actes administratifs. Il en est ainsi, par exemple, quand, dans une poursuite pour contravention aux conditions imposées, il y a doute sur le sens et la portée de ces conditions. En vertu d'une règle générale sans cesse proclamée par la Cour de cassation comme par le conseil d'État, les autorités judiciaires, compétentes pour appliquer les actes de l'administration dans leurs dispositions claires et précises, ne le sont pas pour interpréter celles de ces dispositions qui sont obscures ou incertaines. Cette règle a été appliquée dans l'espèce suivante. Le tribunal de police avait condamné un industriel pour emploi dans sa fabrication de matières autres que celles qui étaient désignées dans l'arrêté d'autorisation, nonobstant la prétention émise par le fabricant que l'autorisation sainement entendue s'appliquait à ces matières; le conflit a été élevé sur l'appel de ce jugement, par le motif que le tribunal ne devait statuer qu'après que la portée et l'étendue de l'acte d'autorisation auraient été expliquées par l'autorité administrative, et ce conflit a été confirmé en conseil d'État (1)., 92. Question d'antériorité à 1810 ou d'interruption d'exploitation. Il en est de même lorsque le fabricant oppose à l'accusation fondée sur l'absence d'autorisation que son établissement en était dispensé comme antérieur à 1810 (art. 11), ou quand il conteste qu'une interruption de travaux de plus de six mois lui ait fait perdre le bénéfice de l'autorisation (art, 13), Les tribunaux doivent surseoir jusqu'à ce que l'autorité administrative ait prononcé sur l'exception: « Attendu que, d'après les dispositions du décret du 15 octobre « 1810, tout ce qui concerne l'établissement, la conservation « ou la suppression des manufactures et ateliers qui répandent « une odeur insalubre ou incommode, appartient à l'autorité ad« ministrative; que, par suite de ce principe, lorsque le pré« venu poursuivi pour avoir exploité un établissement de cette

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(1) C. d'État, 12 avril 1844 (Sabde).

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espèce, sans y être autorisé, soutient, pour sa défense, qu'il « a une autorisation, soit expresse, en exécution de l'art. 1er de « ce décret, soit tacite, en vertu de la disposition de son art. 11, <«<les tribunaux ne peuvent décider cette question préjudicielle; « qu'il en est de même lorsque le point controversé entre les « parties est de savoir si l'établissement, originairement auto« risé, a perdu son privilége par une interruption de plus de « six mois dans ses travaux. » (Cass., 30 avril 1841; 3 octobre 1845.)

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93. Résumé sur les questions administratives préjudicielles. En un mot, a dès qu'il est constaté et déclaré par le juge qu'un établissement rentre dans la nomenclature des ateliers classés, ou qu'il a été régulièrement assimilé à ces ateliers, le débat, dans tout ce qui a trait à la question de savoir s'il y a eu autorisation, ou si le fabricant n'était pas dans les conditions voulues pour être dispensé de la demander ou de la faire renouveler (ajoutons, ou s'il en a observé les termes), est de la compétence exclusive de l'autorité appelée à statuer sur les demandes d'autorisation. » (M. Dufour, t. 2, no 602.)

S II.

Réparations civiles qui peuvent être obtenues des tribunaux par les particuliers lésés.

SOMMAIRE.

94. Dommages-intérêts en cas d'exploitation illégale. — 95. L'autorisation ne rend pas l'action en dommages-intérêts irrecevable. — 96. Compétence des tribunaux civils. — 97. La suppression ne peut être ordonnée par le juge. 98. Conciliation nécessaire des intérêts de l'industrie et de ceux de la propriété. Principes. 99. Distinction proposée entre les dommages matériels et moraux. -100. Tempérament tiré des obligations ordinaires du voisinage. 101. Influence nécessaire du principe de la liberté industrielle.

94. Dommages-intérêts en cas d'exploitation illégale. Les précautions prises par l'autorité administrative, dans l'intérêt de la salubrité et de la sûreté publiques, ne font pas obstacle à ce que les particuliers lésés par l'exercice de l'industrie qui s'exploite dans leur voisinage obtiennent les réparations dues, aux termes d'un droit commun, à toute personne qui subit un dommage par le fait d'autrui (art. 1382, Cod. Nap.).

Ainsi, et tout d'abord, il n'est pas douteux qu'en cas d'exploi

tation illégale de la part du fabricant, les tiers lésés ne puissent réclamer des dommages-intérêts pour un fait qui présente nécessairement alors le caractère d'une faute, soit en se portant parties civiles devant le tribunal de police (art. 161, Cod. d'instr. crim.), soit en formant une demande principale devant les tribunaux civils.

95. L'autorisation ne rend pas l'action en dommages-intérêts irrecevable. Mais des difficultés s'élèvent alors que le préjudice allégué provient d'une exploitation régulièrement exercée dans les termes mêmes de l'acte d'autorisation, et où par conséquent le fabricant n'est pas en faute. Or, en ce cas même, le principe du droit des parties lésées à la réparation civile est maintenu par la disposition finale de l'art. 11 du décret du 15 octobre 1810, ainsi conçu : « Sauf les dommages dont pourront être passibles les entrepreneurs des « établissements qui préjudicient aux propriétés de leurs voisins. » Ce principe est applicable à tous les établissements autorisés ou non, soit postérieurs, soit antérieurs au décret de 1810 (1).

La jurisprudence du conseil d'État et celle de la Cour de cassation sont d'accord sur ce point. Il est constant que l'autorisation accordée à un établissement et le rejet même des oppositions dirigées contre la demande d'autorisation n'élèvent aucune fin de non-recevoir contre l'action en dommages-intérêts intentée par l'auteur même des oppositions écartées administrativement (2).

96. Compétence des tribunaux civils. Les mêmes monuments de jurisprudence établissent que cette action en dommages-intérêts est de la compétence exclusive des tribunaux civils, à laquelle le décret du 15 octobre 1810 n'a pas dérogé sous ce rapport. « Il appartient, dit l'arrêt du 28 février 1848, << aux tribunaux, seuls compétents pour statuer sur de purs intérêts privés, de constater si un dommage susceptible d'in«demnité ou de réparation a été causé aux propriétés voisines, et de prononcer, s'il y a lieu, des réparations et indemni« tés. >>

(1) Voir Macarel, t. 4, p. 161-165. Merlin, Rép., vo Manufactures.- Serrigny, 1. 2, n. 867.-Sourdat, Traité de la Responsabilité, t. 2, n. 1186.

(2) Voir spécialement deux arrêts de la Cour de cassation du 19 juillet 1826 (Porry, Lebel).-15 déc. 1824 (Lez).—27 déc. 1826 (Paris).-23 mars 1851 (Villemain). 97 nov. 1844 (Derosne).-28 fév. 1848, etc..., et arrêts du C. d'État, 2 juillet 1823 (Regny).-12 avril 1829 (Riols).-17 juill. 1845 (Laurent).

97. La suppression ne peut être ordonnée par le juge. Toutefois le respect dù par la justice civile aux actes de l'autorité administrative interdit aux tribunaux, tout en prononçant la réparation pécuniaire du préjudice, d'ordonner la suppression d'un établissement légalement autorisé. Autrement l'autorisation administrative deviendrait absolument illusoire, puisque tous les effets pourraient en être anéantis par un acte de l'autorité judiciaire. Cette restriction aux pouvoirs des tribunaux civils est exigée par les intérêts généraux de l'industrie qui sont ici en lutte avec les droits de la propriété territoriale.

98. Conciliation nécessaire des intérêts de l'industrie et des droits de la propriété.- Principes (1).

Ce n'est pas la seule atteinte que ces droits aient à subir, et dans l'allocation même des réparations pécuniaires, les tribunaux, sans sacrifier la propriété, doivent tenir compte des nécessités de l'industrie. Il est certain, d'un côté, que la plupart des ateliers classés causent un préjudice plus ou moins direct aux habitations voisines, par les émanations, le bruit, l'agitation, l'aspect même des établissements. Il en résulte parfois une dépréciation notable des immeubles situés à proximité. D'un autre côté, si tous ces divers dommages devaient être indistinctement et intégralement réparés, tous les ateliers industriels succomberaient sous des charges exorbitantes. L'exercice de l'industrie deviendrait véritablement impossible, et le propriétaire d'une usine serait privé du bénéfice de l'art. 544, Cod. Nap., qui permet à chacun de jouir et de disposer de sa chose comme il l'entend, pourvu qu'il n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. Il est juste, en outre, de compenser le préjudice spécial que peuvent éprouver tels ou tels propriétaires par les avantages généraux que ces mêmes propriétaires recueillent, avec la société tout entière, des développements des arts industriels. Enfin, il ne faut pas oublier que les dispositions du Code Napoléon, qui posent le principe de l'indemnité pour préjudice résultant des faits d'autrui (art. 1382, 1383), exigent qu'il y ait faute imputable à l'auteur du dommage, pour qu'il soit tenu à le réparer: or, on aurait peine à admettre qu'il y ait faute de la part de l'industriel qui soumet sa fabrication à toutes les conditions protectrices exigées par la sollicitude de l'administration (2).

(1) Voir sur ce sujet, Sourdat, Traité de la Responsabilité, t. 2, no3 1186 et s.
(2) Arrêt de Bruxelles du 15 avril 1843, cité par Dalloz, vo Manufactures, n. 174.

Sous l'influence de ces considérations diverses, entre lesquelles il est difficile de faire pencher la balance, la doctrine et la jurisprudence ont fait des tentatives plus ou moins heureuses pour concilier les droits et les intérêts opposés.

99. Distinction proposée entre les dommages matériels et moraux. Nous ne nous arrêterons pas à l'opinion isolée d'un jurisconsulte renommé (M. Duvergier, Revue étrangère et française de législation, t. 10, p. 425 et 601), qui croit pouvoir induire de l'art. 544, Cod. Nap., la négation de toute action en dommages-intérêts pour le préjudice causé par l'exploitation régulière d'une industrie autorisée, opinion que repousse, d'après le texte formel de l'art. 11 du décret de 1810, l'unanimité des auteurs et des arrêts. Parmi ceux qui admettent en principe l'action en dommages-intérêts, une grande divergence s'est manifestée quant à l'étendue et à la portée de cette action. Les uns ont distingué entre les dommages matériels, c'est-à-dire occasionnant un retranchement, une détérioration physique à la propriété, comme l'ébranlement des édifices, l'altération de la végétation par des gaz délétères, pour lesquels on a admis l'action, et les dommages moraux, c'est-à-dire la dépréciation, la diminution d'utilité, d'agrément, de valeur, que le bruit, la fumée, etc., peuvent faire éprouver à la propriété, pour lesquels l'action a été déniée (1).

D'autres ont soutenu, au contraire, qu'aucune distinction n'étant faite par l'art. 11 du décret de 1810, la réparation était due, dès qu'il y avait dommage, soit matériel, soit même moral ou d'opinion (2).

100. Tempérament tiré des obligations ordinaires du voisinage. Enfin la Cour de cassation, mitigeant cette dernière doctrine si rigoureuse pour l'industrie, a posé en principe dans ses plus récents arrêts que, si une réparation civile peut être due pour tout dommage réel, quelle qu'en soit la nature, celui, par exemple, provenant d'un bruit considérable, elle ne l'est cependant que lorsque le préjudice excède les obligations ordinaires du voisinage et dépasse les bornes de la tolérance ré

(1) C. d'État, 15 déc. 1824 (Lez).—27 déc. 1826 (Graindorge).—Voir sur ce point, Trébuchet, Code des Établissements, p. 99 et suiv.; Taillandier, Traité des Établissements, p. 153, et Duvergier, ubi suprà.-Spécialement Dufour, t. 2, n. 624.

(2) Clérault, n.129; Serrigny, t. 2, n. 870; Sourdat, n. 1190.-Voir arrêt de Paris, 16 mars 1841 (Puzin); Rouen, 18 nov. 1842 (Gaudin); 6 déc. 1842 (Chalmé); Douai, 10 janv. 1843 (Duburcq), et C. cass., 3 mai 1827 Rigaud, Armand).

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