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cevoir que la nuit dans son appartement, lui demandait avec hauteur ce qui pouvait l'amener, il s'excusait en disant qu'il venait chercher son bonnet de nuit, qu'il avait oublié le matin. Si une autre, honteuse de sa faiblesse et de l'objet de son amour, s'écriait en regardant les portraits de sa famille : « Que diraient mes ancêtres s'ils me voyaient dans les bras d'un histrion?... » on sait ce que Baron répliquait.

Mais laissons les causes des chagrins de Molière pour revenir à ses succès. Depuis l'apparition de l'Avare, c'est-à-dire depuis plus de trois ans, il n'avait exercé son talent et son génie que sur des ouvrages réclamés pour les plaisirs de la cour. Cette sorte de dépendance, qui eût éteint la verve de tout autre auteur, ne semble pas avoir été préjudiciable à la sienne; car, s'il est vrai de dire que Psyché et surtout les Amants magnifiques se ressentent du peu d'instants qu'il eut à leur consacrer, on reconnaîtra du moins que George Dandin, Pourceaugnac, et principalement le Bourgeois gentilhomme, annoncent toute la liberté d'esprit, toute l'étendue de moyens qu'il déploya dans ses productions les plus remarquables.

Les Fourberies de Scapin furent le premier ouvrage que notre auteur fit représenter après avoir acquitté l'impôt qu'il devait aux plaisirs de la cour. Après avoir rempli cette dette littéraire, Paris, auquel il n'avait pas depuis long-temps offert les prémices de ses pièces, fit le meilleur accueil à celle-ci, le 24 mai, et revint la voir pendant un assez grand nombre de représentations.

A cette farce charmante, la veine de Molière fit succéder la Comtesse d'Escarbagnas; elle fut jouée d'abord sur le théâtre de la cour, à Saint-Germain-en-Laie, le 2 décembre. Elle composait, avec une Pastorale dont il ne nous reste que la nomenclature des personnages, un divertissement intitulé le Ballet des Ballets, donné par le roi lors de l'arrivée à Paris de la princesse de Bavière, que MONSIEUR avait épousée, par procureur, à Châlons, le 16 novembre précédent. La Comtesse d'Escarbagnas ne fut représentée à Paris que le 8 juillet de l'année suivante 1.

I Registre manuscrit de La Grange. Le Ballet des Ballets. -Gazelle de France, année 1671, p. 1168.

Les longues excursions de Molière dans différentes provinces avaient fourni à son esprit contemplateur de favorables occasions d'y étudier et d'y saisir mille ridicules divers. Alors plus qu'aujourd'hui, les habitudes des provinciaux contrastaient avec celles des habitants de la capitale. Des relations plus rares avec Paris, une ignorance complète du luxe et de ses prestiges brillants, peu d'amour des plaisirs, donnaient à la province une grande supériorité sur la métropole sous le rapport des mœurs, mais l'empêchaient absolument de s'initier à ce savoir-vivre aimable que les grandes villes acquièrent presque toujours aux dépens de leur moralité, et de se dépouiller de cette simplicité grossière, source féconde de vertus comme de ridicules. Cependant notre premier comique, se contentant d'esquisser plus d'un de ces travers dans quelques cadres qu'ils ne remplissaient pas seuls, comme dans George Dandin, n'y consacra entièrement que la Comtesse d'Escarbagnas.

Au milieu des scènes plaisantes où se dessinent les caractères de M. Harpin, receveur des tailles, premier acte d'hostilité de la comédie contre la finance, et de M. Thibaudier, type ébauché de ces magistrats, hommes à bonnes fortunes et fats surannés, aux dépens desquels on s'est plus d'une fois égayé au dixhuitième siècle; au milieu de ces scènes, il en est une que dépare une équivoque grossière, celle où la Comtesse se récrie contre les leçons indécentes de M. Bobinet, le précepteur de M. le Comte son fils, quand celui-ci répète son Despautère,

Omne viro soli quod convenit, esto virile,

Omne viri.

Nous avons été forcé de rappeler cette plaisanterie pour pouvoir dire qu'on prétend que Molière voulut faire par là allusion à une méprise du même genre. Ninon de Lenclos aimait le marquis de Villarceaux, dont elle était aimée. L'épouse de ce seigneur, voulant faire admirer son fils par une réunion nombreuse qui se trouvait chez elle, pria son précepteur de l'interroger. Ce pédant lui dit gravement: Quem habuit successorem Belus, rex Assyriorum? - Ninum, répondit le petit prodige. Cette réponse choqua beaucoup sa mère, qui, frappée de ce Ninum, gronda le précepteur d'entretenir son élève des

folies de son père ; et les protestations de cet autre Bobinet, qui n'y entendait pas malice, ne purent servir à l'apaiser 1.

Des prétentions des femmes de province aux beaux airs, Molière passa aux prétentions des femmes de Paris au savoir. Nous avons, à l'occasion des Précieuses ridicules, dépeint les cercles où, avant le succès de cette piquante satire, tout ce que la littérature, la noblesse et le clergé comptaient de plus distingué venait chaque jour conspirer contre le bon goût et le naturel. Nous avons dit aussi l'influence que le manifeste de Molière exerça sur ces ridicules. L'alarme fut jetée aux rangs de ces nouveaux croisés, leurs dieux furent reniés, leurs autels renversés. Mais, semblables à des esclaves qui combattent pour leurs fers, les fanatiques ne peuvent vivre sans idoles. D'ailleurs, si l'hôtel de Rambouillet avait abjuré le jargon de Cyrus, il ne pouvait aussi facilement renoncer à l'espèce d'influence qu'il exerçait sur la société; et, pour la conserver, il fallait ouvrir une nouvelle école. A la manie des lettres succéda la fureur des sciences; les petits vers, au lieu d'être une occupation principale, ne furent plus que le délassement des plus hautes spéculations; l'astre de mademoiselle de Scudéri et de La Calprenède pâlit devant celui de Descartes; et le bonnet de docteur remplaça sur le front des femmes la coiffure des héroïnes de leurs romans.

Molière, qui avait cru le premier travers digne de sa colère, ou plutôt de sa gaieté, ne pouvait garder le silence sur celui-ci, non moins menaçant, non moins redoutable. Il avait combattu l'afféterie et la déraison prétentieuse qui exaltaient les sentiments des femmes aux dépens du naturel et de la grâce; pouvait-il ménager ce pédantisme glacial qui, les destituant entiè rement de leurs charmes, et pour ainsi dire de leur sexe, en faisait des êtres équivoques et d'une nature incertaine? Non : vainqueur d'un ridicule, c'était un devoir pour lui de reprendre les armes contre le travers qui, phénix nouveau, renaissait de ses cendres.

Le 11 mars, les Femmes savantes parurent sur le théâtre du Palais-Royal. Accueillie assez froidement aux premières représentations, la pièce fut peu après entièrement abandonnée

1 Esprit de Molière (par M. Beffara), t. 1, p. 101.

de la foule, moins frappée d'abord des beautés dont l'ouvrage est rempli que de l'apparente stérilité de son sujet. Plus tard, l'autorité des hommes de goût fit revenir le public de ses injustes préventions, et ce chef-d'œuvre reprit le rang auquel il avait le droit de prétendre (15).

Nous avons déjà dit avec quel tact Molière savait choisir ses acteurs. La représentation des Femmes savantes en fournit une preuve piquante et nouvelle. Il avait opposé à sa Philaminte, à son Armande, à sa Bélise, la simplicité rustique, mais pleine de sens et de naturel, de la bonne Martine. On croit peut-être qu'il chargea une de ses actrices de remplir ce rôle? Non il le confia à une de ses servantes qui portait le nom de ce personnage, et qui, sans aucun doute, avait, à son insu, fourni plus d'un trait, pour le peindre, au génie observateur de son maître. Dirigée par Molière et la nature, cette actrice improvisée ne dut rien laisser à désirer 1.

C'est ici l'occasion d'examiner un point d'histoire et de morale littéraire sur lequel on n'a guère jeté encore qu'un jour très-incertain. Molière ne joua-t-il pas Cotin et Ménage dans les rôles de Trissotin et de Vadius? Quels motifs eut-il pour exercer une telle vengeance contre eux? Pouvait-il même en exister d'assez puissants pour justifier une semblable conduite? Afin de ne donner lieu à aucun soupçon de partialité de notre part en faveur de notre premier comique, nous nous attacherons à ne retracer les faits que d'après l'autorité d'écrivains qui ne peuvent, dans cette occasion, être accusés ni de prévention ni d'ignorance.

On lit dans plusieurs recueils que Molière avait été reçu à l'hôtel de Rambouillet; qu'on s'y était plu à lui faire le meilleur accueil; mais que, Ménage et Cotin lui ayant adressé quelques mots piquants, il n'y retourna plus, et mit ses deux adversaires en scène2. Cette assertion a bien peu de vraisemblance à nos yeux. Quand on songe au mépris que l'on avait alors pour la profession d'acteur, à la morgue de la noblesse de ce temps, qui composait en grande partie la société de cet hôtel, on ne peut croire que Molière, malgré tout son talent, ait pú trouver

1 Le Mercure de juillet 1723, p. 130.

2 Carpenteriana, 1724, p. 55. - Récréations lilléraires, par Cizeron-Rival, p. 12,

grâce auprès d'eux. Bussy-Rabutin, qui mit tant d'ardeur à faire casser le mariage de sa fille avec M. de La Rivière, parce que les trente-deux quartiers de celui-ci n'étaient pas incontestables; madame de Sévigné, qui trouvait cet acharnement légitime, madame de Sévigné, Bussy - Rabutin et tant d'autres eussent-ils pu prendre sur eux de s'asseoir à côté d'un comédien? La version suivante, appuyée sur de plus imposants témoignages, nous semble digne d'une tout autre confiance.

Au temps où Molière était poursuivi le plus vivement par les ennemis que les représentations particulières et les lectures de son Tartuffe lui avaient déjà suscités, l'abbé Cotin et Ménage, ce même Ménage que nous avons vu plus généreux, ou seulemont plus prudent, lors du succès des Précieuses ridicules, « s'étant trouvés à la première représentation du Misanthrope, dit l'abbé d'Olivet, poussèrent la haine contre Molière jusqu'à aller, au sortir de là, sonner le tocsin à l'hôtel de Rambouillet, disant qu'il jouait ouvertement le duc de Montausier, dont en effet la vertu austère et inflexible passait mal à propos, dans l'esprit de quelques courtisans, pour tomber dans la misanthropie. L'accusation était délicate: Molière sentit le coup1. » Il sut cependant contenir sa juste indignation; et il est probable que, si Cotin ne l'eût pas lui-même contraint à la vengeance par de nouvelles attaques, il eût gardé sur son compte le silence du mépris.

Mais irrité contre Despréaux, qui l'avait peu flatté, le pauvre Cotin, après avoir essayé de lui rendre trait pour trait dans une plate satire, composa encore un pamphlet, Despréaux, ou la Satire des satires, où, non content de prodiguer à son censeur les injures les plus grossières et de lui imputer des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi, il eut la maladresse de ne pas ménager davantage Molière, dont le silence à son égard lui semblait probablement la plus cruelle injure. Voici le passage où l'attaque leur est commune :

Despréaux, sans argent, crotté jusqu'à l'échine,
S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Son Turlupin 2 l'assiste, et, jouant de son nez,

Histoire de l'Académie française (par l'abbé d'Olivet), t. II, p. 184, 2 Molière.

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