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Elle alla à Versailles, se jeter aux pieds du roi, et se plaindre de l'injure qu'on faisait à la mémoire de son mari. Mais, emportée par une sincérité irréfléchie, elle indisposa un peu Louis XIV, en lui disant que si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même. L'argument était trop sans réplique pour ne pas paraître inconvenant à une oreille habituée aux flatteries des courtisans. Pour surcroît de malheur, elle s'était fait accompagner par le curé d'Auteuil, afin qu'il témoignât des bonnes mœurs du défunt; et ce pasteur, au lieu de s'en tenir à cette mission, entreprit mal à propos de se justifier d'une accusation de jansénisme dont il croyait qu'on l'avait chargé auprès du roi. Ce contre-temps acheva de tout gâter. Le prince les congédia assez brusquement l'un et l'autre, en disant à mademoiselle Molière, que l'affaire dont elle lui parlait dépendait de l'archevêque de Paris'.

Toutefois, comme la désobligeante maladresse de la femme ne diminuait en rien l'estime que Louis XIV avait pour la mémoire du mari, il ordonna secrètement à Harlay de Champvalon de lever sa défense contre l'inhumation de Molière. Celui-ci ne s'exécuta qu'à moitié; car il prescrivit au curé de SaintEustache, paroisse du défunt, de refuser son ministère à cette cérémonie funèbre. Il fut convenu que le corps, accompagné de deux ecclésiastiques, serait conduit directement au cimetière, sans être présenté à l'église 2.

Le jour désigné pour les funérailles, une foule de gens du peuple se réunit devant la maison de Molière, en manifestant des intentions hostiles. Il est plus que probable que les tartuffes et les ennemis de ce grand homme n'étaient pas étrangers à ce rassemblement. Sa veuve en fut épouvantée. On lui donna le conseil de jeter de l'argent à cette populace; elle n'hésita pas, et une somme de mille francs environ, semée par les fenêtres, changea ses dispositions tumultueuses. Ces mêmes individus qui étaient venus pour troubler l'enterrement du grand homme, accompagnèrent silencieusement ses restes (2). Le corps fut conduit, le 24 février au soir, au cimetière Saint-Joseph, rue

1 Noie manuscrite de Brosselle, citée p. 23 des Récréations littéraires par Cizeron-Rival.

2 Vie de Molière, par Voltaire, 1739, p. 3.

Montmartre, par deux prêtres et un cortège de cent personnes, composé de tous les amis de Molière, et de tous ceux qui l'avaient particulièrement connu, portant chacun un flambeau '. Contre l'usage du temps, on ne fit entendre aucun chant funèbre 2.

On a déjà fait observer que ce ne fut pas dans l'ombre que Garrick fut conduit à sa dernière demeure; une foule de carrosses accompagna sa cendre aux caveaux de Westminster : et Garrick n'était cependant que l'interprète habile du génie.

Si l'on put craindre que notre premier comique n'obtînt pas un tombeau, on ne fut pas exposé à avoir les mêmes inquiétudes pour une épitaphe; car à peine fut-il mort, qu'on en fit courir avec profusion dans Paris. La plus remarquable de toutes est celle que les regrets de l'amitié inspirèrent à La Fontaine :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu'un esprit
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis, et j'ai peu d'espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence, et Plaute, et Molière sont morts.

Chapelle montra également la plus vive douleur à la mort de son ami. « Il crut avoir perdu toute consolation, tout secours, dit Grimarest ; et il donna des marques d'une affliction si vive, que l'on doutait qu'il lui survécût long-temps 3. »

Il est à peu près certain que la Faculté ne partagea pas ces déchirants regrets; et nous pouvons affirmer que quelques-uns de ses membres furent assez superstitieux d'amour-propre pour attacher à la mort de Molière, survenue au moment même où il ridiculisait leur charlatanisme par une cérémonie burlesque, une idée de châtiment et de fatalité. C'est ainsi du moins que l'interprétait encore dans le siècle suivant le docteur Malouin,

1 Grimarest, p. 295 et suiv. Vie de Molière, à la tête de l'édition de ses Euvres, Amsterdam, Westein, 1725, p. 106 et 107. - Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, (par La Serre), p. lj. - Vie de Molière, par Voltaire, 1739; p. 31 et 32. - Petitot, p. 68 et 69.

2 Vie de Molière, à la tête de l'édit. de 1725, p. 106. nasse français, par Titon du Tillet, in-12, 1727, p. 257.

3 Grimarest, p. 295.

Description du Par

dont madame de Graffigny disait plaisamment que Molière, en travaillant à ses rôles de Diafoirus et de Purgon, l'avait vu en esprit, comme les prophètes le Messie. Il remontrait un jour à Grimm et à quelques autres personnes, pour les guérir de leur incrédulité, que les véritables grands hommes avaient toujours respecté les médecins et leur science. - Témoin Molière, s'écria l'un de ses auditeurs. — Voyez aussi, reprit le docteur, voyez comme il est mort1!

Les camarades de cet hérétique sentirent toute l'étendue de la perte qu'ils venaient de faire. Leur théâtre demeura fermé pendant sept jours, et ils ne le rouvrirent que le 24 février par te Misanthrope. Les représentations du Malade imaginaire reprirent le 3 mars suivant (3). Ce fut La Thorillière qui assuma la tâche difficile de remplacer Molière dans son rôle,

Nous devons consigner ici que le fauteuil qui sert encore aujourd'hui à la Comédie- rançaise pour les représentations du Malade imaginaire, et auquel on a donné, comme à celui de Pézénas, le nom de fauteuil de Molière, est, selon une tradition conservée dans la famille qui, depuis ce grand homme jusqu'à nos jours, a fourni sans interruption des concierges au théâtre, celui-là même dans lequel il s'est assis le jour de sa mort, en remplissant le rôle d'Argan 2.

Cette charmante comédie continua d'attirer la foule. Mais peu des acteurs qui composaient la troupe se souciaient de rester sous la direction de mademoiselle Molière : aussi, à la rentrée de Pâques, vit-on les représentations suspendues par suite de l'émigration de Baron, de La Thorillière, de Beauval et de sa femme, en possession de rôles dans beaucoup de pièces, et que l'Hôtel de Bourgogne venait d'engager. Pour comble d'infortune, la salle du Palais-Royal fut accordée à Lulli, qui avait obtenu le privilége pour la représentation des tragédies lyriques. Sans théâtre et sans premiers sujets, mademoiselle Molière fut obligée de recourir aux bontés du roi, qui, par égard pour le nom qu'elle portait, autorisa sa troupe à s'installer dans la salle d'opéra que le marquis de Sourdeac avait fait construire rue Mazarine, vis-à-vis la rue Guénégaud. Dans la même année, on I Correspondance de Grimm, septembre 1764.

2 Discours sur la comédie et Vie de Molière, par M. Auger, p. 73, note 2.

y réunit celle du Marais; et, sept ans plus tard, en 1680, la troupe de l'Hôtel de Bourgogne vint également s'y fondre. Il n'y eut plus dès lors, à Paris, qu'une société de comédiens français sous le titre de Troupe du Roi 1.

Molière mourut âgé de cinquante et un ans un mois et deux jours. C'est dans la force de son talent qu'il fut enlevé à ces nobles travaux qui firent la gloire de son nom et la consolation de sa vie. Sans cette mort prématurée, que de chefs-d'œuvre eussent encore enrichi notre scène ! Que de sujets se présentaient à son génie, inépuisable comme les ridicules des hommes ! Sans sortir de la cour, n'avait-il pas à peindre encore, comme il l'avait dit dans son Impromptu de Versailles, « ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l'un l'autre? Ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides qui n'assaisonnent d'aucun sel les louanges qu'ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? Ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce? ceux qui sont toujours mécontents de la cour? ces suivants inutiles; ces incommodes assidus; ces gens qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent qu'on les récompense d'avoir obsédé le prince dix ans durant? Ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche et courent à tous ceux qu'ils voient, avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d'amitié? Oui, Molière, dit-il lui-même, aura toujours plus de sujets qu'il n'en voudra; et tout ce qu'il a touché jusqu'ici n'est rien que bagatelle au prix de ce qui

reste 2. »

Si l'on ne savait qu'il ignorait en écrivant le travail et la peine, on pourrait, en songeant à sa trop courte carrière, s'étonner du nombre des pièces qu'il a composées, avec d'autant plus de raison que son service de tapissier-valet-de-chambre du roi et la direction de sa troupe ne devaient lui laisser que peu

Préface de l'édition Histoire du Théâtre fran

I Le Théâtre français (par Chapuzeau), p. 199 et suiv. des Euvres de Molière, de 1682 (par La Grange). çais par les frères Parfait), t. XI, p. 284 et suiv. Petitot, p. 72. 2 L'Impromptu de Versailles, sc. III.

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