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trice. Heureux de trouver un prétexte pour rompre avec elle, Du Boulay, dès qu'il s'aperçut de ce manège, feignit la jalousie, et la laissa tout entière à ses nouveaux projets de conquête 1.

Elle se trouva, à peu près dans le même temps, compromise, grâce à deux intrigantes et à sa mauvaise réputation, dans une aventure scandaleusement romanesque. Nous abrégeons le récit qu'en fait l'auteur de la Fameuse comédienne, qui n'a rien négligé pour faire connaître à fond la moralité de son héroïne. Un président du parlement de Grenoble, nommé Lescot, séduit par les charmes et le talent de mademoiselle Molière, qu'il n'avait jamais vue qu'au théâtre, en était devenu éperdument amoureux. N'entrevoyant aucun moyen d'arriver directement à elle, il s'adressa à une dame Le Doux, dont l'honorable emploi consistait à lever les difficultés et à rapprocher les personnes. Ce diplomate femelle, qui ne connaissait nullement mademoiselle Molière, mais qui se serait reproché toute sa vie d'avoir perdu une aussi belle occasion de faire une dupe, se rappela qu'il y avait à Paris une fille entretenue, nommée La Tourelle, qui ressemblait parfaitement à l'idole du président Lescot. Elle fit donc espérer à celui-ci que, par ses soins et ses démarches, elle parviendrait à faire combler ses vœux. L'amoureux magistrat promit de proportionner sa générosité à son bonheur.

Madame Le Doux se concerta avec mademoiselle La Tourelle; et, après un délai de quelques jours, qu'elle feignit d'avoir consacré à vaincre la résistance de la belle, elle prévint le président que l'objet de son amour consentait enfin à se rendre chez elle le lendemain, et qu'il pourrait l'y voir et l'y entretenir tête à tête. On devine aisément que notre amant, heureux en espérance, ne fut pas le dernier au rendez-vous. La Sosie de mademoiselle Molière y arriva en affectant ses airs et ses minauderies, et fit comprendre à son adorateur combien il devait être fier de lui avoir fait vaincre l'horreur qu'elle avait pour de tels lieux. Celui-ci, enivré de bonheur et d'amour, l'invita à déterminer elle-même le tribut de sa reconnaissance; mais mademoiselle La Tourelle, laissant adroitement à sa complice le soin de dépouiller leur dupe, affecta le désintéressement et La Fameuse comédienne, p. 41 et suiv.

ne consentit à accepter qu'un collier d'un prix très-modique. Tant de délicatesse ravit le pauvre président. Il ne manquait pas un seul jour d'aller au théâtre, admirer mademoiselle Molière, qui remplissait alors avec talent le rôle principal de la tragédie de Circé, de Thomas Corneille (7); mais il se gardait bien de lui parler ou même de lui adresser le moindre signe pour ne pas violer la défense qui lui en avait été faite : de peur, avait-on dit, de fournir un prétexte à la médisance des autres actrices.

Cette intrigue continua ainsi pendant quelque temps; mais, un jour que mademoiselle La Tourelle avait promis à Lescot de venir déjeuner avec lui chez madame Le Doux, elle manqua au rendez-vous. Son amant, inquiet et jaloux, après l'avoir attendue une partie de la journée, se rendit le soir à la Comédie, malgré les instances de la duègne, qui semblait avoir un pressentiment de la catastrophe de ce roman. Il monta sur le théâtre, pour chercher à parler secrètement à sa belle. Mademoiselle Molière ne comprit rien à ses signes et ne fit aucune attention à ses discours, croyant avoir affaire à un fou. Enfin, la pièce terminée, il la suit dans sa loge et lui adresse les plus vifs reproches sur ce qu'elle a trompé son impatience. Mademoiselle Molière lui ayant ordonné de se retirer, sa colère éclata, et il s'emporta contre elle au point de lui prodiguer les plus injurieuses invectives devant plusieurs comédiennes qu'elle avait fait appeler; il poussa même la fureur jusqu'à lui arracher le collier qu'elle portait, et qu'il croyait être celui dont il avait fait emplette. On envoya chercher un commissaire et la garde, et le président fut conduit en prison.

Le lendemain il en sortit sous caution, et soutint tout ce qu'il avait avancé la veille, prétendant toujours avoir eu le droit d'en agir ainsi avec une femme dont il était l'amant, et qui semblait ne lui témoigner que par le mépris sa reconnaissance pour les soins qu'il avait eus d'elle. De son côté, l'actrice outragée demandait une réparation formelle; elle fit même commencer une information, et voulut être confrontée avec l'orfévre chez qui le président et sa maîtresse étaient allés acheter un collier. L'orfévre déclara la reconnaître, tant sa ressemblance avec mademoiselle La Tourelle était étonnante. Cette circonstance, jointe

à la célébrité galante de mademoiselle Molière, commençait à convaincre beaucoup de personnes de la véracité de l'assertion de Lescot, quand, par bonheur pour elle, on parvint à arrêter madame Le Doux, qui s'était jusque-là dérobée à toutes les recherches de la justice. Elle découvrit la retraite de sa complice, et rien ne s'opposa plus à la complète instruction de ce procès.

Une sentence du Châtelet, du 17 septembre 1675, condamna le président Lescot à faire à mademoiselle Molière une réparation verbale en présence de témoins, et les deux intrigantes à subir nues la peine du fouet devant la porte du Châtelet et devant la maison de mademoiselle Molière, et en outre à un bannissement de trois ans de la ville de Paris.

Madame Le Doux subit seule son jugement, qui, sur son appel, avait été confirmé par le parlement, le 17 octobre suivant. La Tourelle était parvenue à s'évader1 (8). Un auteur dont le nom ne nous est pas parvenu reproduisit toutes les situations de ce roman dans un drame qui ne fut pas représenté, la Fausse Clélie. Thomas Corneille y fit aussi allusion dans sa comédie de l'Inconnu, et la présence de mademoiselle Molière, qui y remplissait un rôle, dut donner du piquant aux représentations de cette pièce 2 (9).

On a déjà fait remarquer que cette trame scandaleuse, que cette fille perdue chargée de représenter une autre femme et d'abuser des yeux crédules par sa ressemblance avec elle, que ce collier, une des pièces les plus importantes de ce procès, en rappellent un autre trop célèbre où le nom d'une reine infortunée se trouva injustement compromis avec ceux d'une intrigante et d'un prélat dont le rôle fut, sinon celui d'un fripon, du moins celui d'une dupe imprudente. L'évasion de madame de La Motte donne encore à son histoire et à celle de La Tourelle une plus grande conformité.

On se figure facilement combien l'issue de ce procès dut rendre mademoiselle Molière triomphante. Elle en ressentit d'autant plus de joie, qu'elle espéra faire croire que tous les bruits qui avaient précédemment couru sur elle n'étaient pas plus fon

La Fameuse comédienne, p. 66 et suiv.

2 Dictionnaire des Théâtres, par Léris, 2e édit., 1763, p. 183. l'Histoire du Théâtre français, par de Mouhy, 1780, t. 1, p. 185.

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dés. Elle continua ses poursuites auprès de Guérin, et fit valoir à ses yeux le brevet de vertu que le Châtelet venait de lui octroyer. Cet acteur, qui regardait comme une fortune pour lui de devenir son époux, abandonna mademoiselle Guyot; il parut si passionné et si soumis auprès de sa nouvelle maîtresse, et la mit dans une position si critique pour une veuve, qu'elle fut forcée, pour ne pas achever de se perdre dans l'opinion publique, de donner en toute hâte sa main à cet homme, dont l'esprit et la réputation n'avaient rien d'assez attrayant pour devoir faire renoncer au nom de Molière. Mais la grossesse prématurée dont parle la Fameuse comédienne et le penchant prononcé que lui suppose le quatrain suivant donnent l'explication de cette manière d'agir :

Les grâces et les ris règnent sur son visage;

Elle a l'air tout charmant et l'esprit tout de feu.
Elle avait un mari d'esprit qu'elle aimait peu;
Elle en prend un de chair qu'elle aime davantage 1.

Leur mariage fut célébré le 31 mai 1677 2. Mais le sacrement rendit à Guérin tout son esprit de domination; et sa femme, qui voulait être applaudie en tout, n'être contredite en rien, s'aperçut, mais trop tard, que son esclave deviendrait son maître. Peut-être commença-t-elle alors à regretter sincèrement Molière.

Elle continua de faire l'agrément de la scène jusqu'au 14 octobre 1694, époque à laquelle elle prit sa retraite avec une pension de mille livres. Retirée dans son ménage, elle y mena, disent les auteurs de l'Histoire du Théâtre-Français, une conduite exemplaire, retour tardif sur elle-même, auquel ses quarante-neuf ans ôtaient malheureusement de son mérite ". Elle termina sa carrière le 30 novembre 1700 5. Son mari ne mourut que vingt-huit ans plus tard. Il avait perdu vers la fin de 1707, ou au commencement de 1708, un fils issu de leur ma

1 La Fameuse comédienne, p. 85 et 90.

2 Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 17.

3 La Fameuse comédienne. p. 62 et 86.

4 Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. x, p. 320. 5 Voir son acte de décès ci-après, aux Notes du livre II, note 16.

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riage, qui refit et acheva Mélicerte. Le triste succès de cet essai apprit au téméraire que son père avait bien pu succéder au mari, mais qu'il ne lui appartenait pas, à lui, de refaire et de continuer l'auteur.

Des trois enfants que Molière avait eus, un seul lui survécut ; c'était sa fille elle était grande et bien faite; peu jolie, mais en revanche très-spirituelle. Elle se trouvait au couvent lors du second mariage de sa mère, qui espérait l'y voir rester à jamais. Cette jeune personne ayant témoigné une aversion insurmontable pour l'état religieux, mademoiselle Guérin fut obligée de l'en retirer. Ce fut un grand crève-cœur pour sa coquetterie : une fille déjà formée était comme un acte de naissance qui la suivait incessamment. Celle-ci s'aperçut de son dépit; aussi Chapelle, qui depuis la mort de Molière avait à peu près perdu de vue et la mère et la fille, lui demandant un jour l'âge qu'elle avait : « Quinze ans et demi, lui répondit-elle tout bas; mais, ajouta-t-elle en souriant, n'en dites rien à maman. » Lasse d'attendre un parti du choix de sa mère, elle se laissa enlever vers 1685 ou 1686, c'est-à-dire à vingt ou vingt et un ans, par le sieur Rachel de Montalant, homme d'une quarantaine d'années, et veuf avec quatre enfants. Mademoiselle Guérin commença quelques poursuites. Mais des amis communs accommodèrent l'affaire. Ils s'unirent, et allèrent habiter Argenteuil, où madame de Montalant mourut le 23 mai 1723, et son mari le 4 juin 1738, sans avoir eu d'enfants de leur mariage' (10). Ainsi s'éteignit la descendance de Molière.

Si la profession de comédien ne l'avait pas destitué de l'estime de gens distingués par leur rang et leur esprit, si le grand Condé, le duc de Vivonne et d'autres grands seigneurs se faisaient, comme on l'a vu, un plaisir de le fréquenter, l'Académie crut se compromettre en le recevant dans son sein. La Motte a cependant répété plus d'une fois que cette compagnie, à l'instigation de Colbert, l'avait, peu de temps avant sa mort, désigné pour remplir la première place qui viendrait à vaquer, et que le futur académicien avait, par suite de cet arrangement, promis

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1 Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. x1, p. 319, note 6. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 14. Mémoires sur Molière, faisant partie de la Collection des Mémoires sur l'art dramatique, p. 208.

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