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de ne plus paraître que dans des rôles de haut comique1. Nous ignorons si cette convention a réellement existé, mais cela est peu vraisemblable; car nous demanderons, ainsi qu'on l'a déjà demandé, quelle différence essentielle on doit faire entre l'acteur qui reçoit des coups de bâton et celui qui les donne.

Un des auteurs de nos jours qui ont fait valoir le plus de droits à une partie de la succession de Molière, Picard a dit dans une excellente notice sur l'auteur du Joueur: «Regnard ne fut point de l'Académie. C'est surtout aux poètes comiques que l'entrée du temple semble avoir été interdite. Je ne sais quel écrivain spirituel a prétendu qu'on ferait une Académie bien complète de tous les bons auteurs qui ne furent pas académiciens. Regnard y tiendrait une belle place au-dessous de Molière et entouré de Le Sage, Piron, Du Fresny, Bruéis, Palaprat, Dancourt, d'Allainval et Beaumarchais. » On peut encore ajouter à ces noms ceux de Baron, Le Grand, Fagan, Collé, Saint-Foix et Fabre d'Églantine (11).

Les académiciens du dix-huitième siècle cherchèrent à faire oublier les torts de leurs devanciers. En 1778, le buste de Molière fut placé dans leur enceinte avec cette inscription proposée par Saurin:

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre (12).

Quelques années auparavant ils avaient payé un autre tribut tardif à la mémoire de ce grand homme. En 1769 son éloge fut mis au concours et le prix fut décerné à un littérateur misanthrope qui s'essaya dans plusieurs genres, mais qui, par un singulier contraste, serait aujourd'hui presque inconnu des lecteurs sans ses épigrammes en prose et ses éloges. Chamfort, aux ouvrages duquel des critiques qui ne pouvaient craindre de se condamner eux-mêmes ont reproché de pécher par excès d'esprit, sut s'affranchir du protocole usé de ces sortes de panégyriques, et apprécia dignement le génie de Molière dans un morceau rempli d'aperçus ingénieux dont la finesse n'exclut pas la profondeur. Parmi les rivaux qui lui disputèrent la cou

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1 Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. x, p. 104. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 10. Euvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. 1, p. 68.

ronne on remarquait Bailly, qui depuis fut comme lui martyr de cette révolution dont il avait été le généreux apôtre. Il obtint le troisième accessit. Mais son éloge ne valait rien: un prix d'Académie ne saurait rien prouver : la plupart des ouvrages couronnés ne sont que des folies de jeunesse. Cet arrêt sévère fut porté par Bailly lui-même; et personne, après avoir lu son ouvrage, ne sera tenté d'en appeler 1.

Pour donner plus de solennité à cette réparation posthume, l'Académie Française fit prendre, le jour de la lecture publique de l'Éloge de Chamfort, une place honorable à deux arrièrecousins de Molière; M. Poquelin, vieillard plus qu'octogénaire, conseiller rapporteur en la chancellerie du Palais, et M. l'abbé de La Fosse, fils d'une Poquelin et du commissaire La Fosse, le même qui, selon Rigoley de Juvigny, assurait Piron qu'il avait un frère homme d'esprit 2. M. Poquelin mourut en 1772, sans postérité. Quant aux autres membres de cette famille qui existaient encore à cette époque, nous croyons pouvoir affirmer qu'ils moururent avant l'année 1780. Depuis plus de quarante ans, le nom de Poquelin est éteint (13); celui de Molière vivra toujours.

En 1792, le champ du repos où les restes de l'auteur du Misanthrope avaient été déposés, Saint-Joseph, devint le siége d'une des sections de la commune de Paris. D'autres se décoraient des noms de Brutus et de Scévola; celle-ci, par un patriotisme mieux entendu, préféra choisir ses patrons dans les fastes de notre gloire littéraire, et prit le titre de Section armée de Molière et de La Fontaine. Les administrateurs, mus par un louable sentiment d'admiration pour ces deux immortels écrivains, ordonnèrent que leurs cendres seraient exhumées, pour être déposées dans des monuments dignes de cette destination.

Le 6 juillet, on procéda aux fouilles; mais il est à peu près certain que ce ne furent pas les ossements de La Fontaine qu'on retira; il est douteux qu'on ait été plus heureux pour Molière (14).

Quoi qu'il en soit, les dépouilles funèbres qu'on recueillit

I Mémoires de Bailly, Baudouin frères, 1822, t. III, p. iij, faisant partie de la Collection des Mémoires sur la révolution française.

2 Supplément à la Vie de Molière, par Bret, t. 1, p. 67 de l'édition des Œuvres de Molière, 1773.

comme étant celles des deux illustres amis ne reçurent pas les honneurs pour lesquels on avait troublé leur repos. Pendant sept ans, ces mânes précieux furent transportés successivement dans plusieurs lieux, où ils demeurèrent dans un profond abandon. Enfin, M. Alexandre Lenoir, conservateur des Monuments Français, rougissant pour notre patrie de sa coupable indifférence, obtint, par ses instantes démarches, la translation des deux cercueils aux Petits-Augustins; elle eut lieu sans aucune pompe, le 7 mai 1799.

Le Musée des Monuments Français ayant été supprimé le 6 mars 1817, les restes présumés de Molière et de La Fontaine, après avoir été présentés et reçus à l'église paroissiale de Saint-Germain-des-Prés avec une pompe qu'on n'obtint, dit-on, du clergé que par surprise, furent transportés au cimetière du Père-LaChaise (15). C'est là que deux tombeaux voisins, dont les noms qu'ils portent sont le plus bel ornement, rappellent à l'étranger qui visite ces lieux deux des titres les plus incontestables de notre gloire littéraire. Puisse l'émotion que ces grands souvenirs font naître dans son cœur l'empêcher de remarquer la mesquinerie de l'hommage funéraire que leur patrie leur a rendu (16)!

Dès 1773, à l'époque de la centenaire de Molière, un artiste illustre, Lekain, avait émis l'idée d'élever une statue à ce grand homme. Elle fut accueillie avec indifférence, et l'insuffisant produit d'une représentation, donnée dans ce but par la Comédie-Française, eut besoin d'être complété par les sacrifices de cette compagnie pour lui permettre non pas de réaliser le projet de Lekain, mais de placer dans son foyer, suivant l'expression de cet acteur, un buste du fondateur de la vraie comédie, du père et de l'ami des comédiens (17).

1

En 1818 une feuille quotidienne proposa de nouveau l'érection, par souscription, d'un monument national. Un certain élan se manifesta; mais les influences de l'époque étaient peu favorables, et le projet avorta. En 1829 on tenta de le faire revivre, mais le ministre de l'intérieur d'alors signifia à ses promoteurs que les places publiques de Paris devaient être exclusivement consacrées aux monuments érigés en l'honneur des

Le Constitutionnel.

souverains. En 1836, nouveaux efforts et insuccès nouveau. Enfin, en 1838 cette idée, conçue d'abord par un comédien français, dut à l'esprit d'à-propos d'un de ses plus distingués et de ses plus intelligents successeurs, d'être reprise et mise en œuvre dans une circonstance qui en détermina le succès (18). Un édifice d'utilité publique allait être élevé en face de la maison où mourut Molière et sur ce même carrefour où la foule avait été ameutée pour outrager son cercueil. Un sociétaire de la Comédie, M. Regnier, fit appel à l'administration de la ville de Paris, représenta la convenance du lieu, fit valoir qu'occasion pareille ne s'était jamais présentée, qu'elle ne se représenterait peut-être jamais. Une commission fut instituée; le conseil municipal n'hésita pas à accorder son généreux concours à l'hommage à rendre à ce Molière, a dit le rapporteur du conseil, « Parisien par sa famille, par sa naissance, par sa vie, par sa » mort, par ses études, par son art, par ses chefs-d'œuvre, » dont la gloire, en un mot, n'a pas un rayon qui ne brille sur » Paris. » La Chambre des Députés et la Chambre des Pairs adoptèrent en 1840 un projet de loi par lequel l'État, venant ajouter son offrande à l'offrande individuelle des citoyens sans nombre qui s'étaient empressés de déposer la leur, donna à cet hommage le caractère qu'il devait avoir, le caractère national (19). Le 15 janvier 1844, jour anniversaire de la naissance de Molière, le monument sera inauguré (20).

Ici finit notre rôle d'historien; mais il nous reste encore à venger Molière de prétentions injustes et de reproches sans fondement. Déjà nous avons essayé de repousser les attaques que J.-J. Rousseau a dirigées contre lui et qui n'ont rien gagné à être reproduites par Mercier dans son Essai sur l'art dramatique et dans plusieurs chapitres de son Bonnet de nuit: entreprenons encore de répondre à quelques autres de ses dé

tracteurs.

L'envie et la médiocrité, qui, ne pouvant s'élever jusqu'aux hommes de génie, voudraient du moins les rabaisser jusqu'à elles, ont prétendu que ce grand comique n'avait rien créé, et que ses pièces, souvent traduites, étaient le reste du temps imitées d'auteurs français et étrangers. Les Italiens surtout ont revendiqué, pour les imbroglios et les canevas de leur théâtre,

l'honneur d'avoir fourni à Molière l'idée, le plan, les caractères et même le dialogue de la plupart de ses chefs-d'œuvre. Le Misanthrope, à les en croire, est un vol manifeste fait à leur scène. Ces prétentions ont cela de commode, qu'elles dispensent de les réfuter : « Soyez surtout bien en garde, a dit J.-B. Rousseau, contre ce que les Italiens, toujours admirateurs d'eux-mêmes, nous racontent des courses que Molière a faites sur leurs terres. Il n'y en a pas au monde de plus désertes ni de plus stériles que les leurs 2. »

Nous ne prétendons pas nier cependant que Molière ait emprunté à ses devanciers des idées qu'il a su faire fructifier. Nos vieux écrivains ont été mis par lui à contribution avec un rare bonheur. Il n'a pas dédaigné surtout ce conteur plein de verve et d'originalité, Rabelais, qu'on ne lit plus assez depuis que Voltaire, qui a fait son profit d'un grand nombre de ses plaisanteries, l'a condamné par un jugement aussi tranchant que superficiel; comme un gourmand, a dit un homme d'esprit, qui crache au plat pour en dégoûter ses convives. » Mais qu'on prenne un seul instant la peine de rapprocher Molière des auteurs qu'il a mis à contribution, et l'on verra si imiter de la sorte ce n'est pas inventer.

Un critique dont l'Allemagne littéraire s'enorgueillit avec raison, M. Schlegel, dans son Cours de littérature dramatique, porte sur Molière un jugement plus que rigoureux. Nous nous bornerons à faire observer qu'un poète comique qui peint la plupart du temps les habitudes de son siècle et de son pays ne saurait être jugé que bien difficilement par des hommes d'un autre âge, né dans d'autres contrées, dont les goûts, les penchants, et par conséquent les travers et les ridicules, diffèrent essentiellement. Les brillants marquis du Misanthrope doivent paraître aussi faux à des Allemands que les vers de Goëthe et les noms de ses personnages paraissent barbares et antiharmonieux aux académiciens français qui ne savent pas les prononcer. On peut d'ailleurs être porté à croire, avec un de nos critiques les plus distingués 3, que les appréciations de

I Voir ci-après la note 49 du livre II.

2 Euvres de J.-B. Rousseau, édition donnée par M. Amar, t. v, p. 200; lettre à Brossette, du 24 mars 1731.

3 M. Dubois, voir le Globe, t. V, p. 464, no du 23 octobre 1327.

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