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M. Schlegel ne sont pas toujours impartiales, et qu'il put bien songer, en rabaissant le génie de Racine et de Molière, à venger son pays de l'oppression de Napoléon et à ranimer la nationalité allemande.

Mais ce n'est plus contre l'amour-propre rival d'auteurs étrangers, ou contre les erreurs d'un censeur récusable, qu'il nous faut maintenant défendre notre comique. C'est de la sévérité, tranchons le mot, c'est de l'injustice avec laquelle Boileau, qui du reste ne cessa un seul instant de se montrer son ami sincère, jugea trop long-temps ses productions, que nous devons chercher à le venger.

Du vivant de l'auteur du Misanthrope et du Tartuffe, Boileau ne parla guère que deux fois de lui dans ses ouvrages : la première, et c'est celle où l'éloge fut le plus délicat, pour lui demander:

Térence

Sut-il mieux badiner que toi 1?

La seconde, pour lui dire :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime 2.

Marmontel, qui se montre quelquefois prévenu contre Boileau, témoigne, ainsi que nous l'avons déjà dit, un étonnement spécieux de ce que cette facilité à rimer ait pu être regardée comme le principal mérite de Molière 3. Nous n'imiterons pas dans sa fausse bonne foi le critique de Nicolas, comme l'appelait Voltaire; mais nous prendrons sur nous d'affirmer que notre satirique n'appréciait pas entièrement l'énergie entraînante et le génie profond et observateur de notre premier comique. La pureté du style était à ses yeux la première qualité, ou plutôt une qualité sans laquelle toutes les autres n'étaient rien. Chez lui cette exigence était d'autant plus impérieuse qu'elle se fondait sur l'amour-propre. Nul doute donc que Térence, toujours froid, mais toujours pur, délicat et châtié, n'ait séduit exclusivement Boileau, et ne l'ait rendu injuste envers le rival, envers le vainqueur du successeur de Plaute.

I Boileau, stances sur l'École des Femmes.

2 Boileau, épître II.

3 Marmontel, les Charmes de la nature, Épître aux poètes.

En 1674 parut Art Poétique. Molière n'y est point oublié ; mais, comme le dit M. Daunou dans son Discours préliminaire sur l'auteur de ce poème, « les huit vers qui le concernent mêlent à la louange une si rigoureuse censure, qu'on aimerait mieux pour Molière, et surtout pour Boileau, qu'ils n'y fussent pas :

Étudiez la cour, et connaissez la ville,

L'une et l'autre est toujours en modèles fertile.
C'est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,

Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,
Et, sans honte, à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope. »

Il nous serait doux de penser avec certains commentateurs de Boileau que le poète par le prix de son art a voulu dire la perfection absolue et non pas la perfection relative. Mais, nous le répétons, le législateur du Parnasse nous semble ici, et dans plus d'un autre endroit, donner une préférence marquée au comique latin 1. Dire que Molière a, sans honte, à Térence allie Tabarin, c'est dire que, souvent au-dessous de Térence, il l'égale quelquefois, mais ne le surpasse jamais. Pour mieux justifier sa préférence, il a faussement prétendu que Molière s'était montré l'ami du peuple dans ses doctes peintures. Serait-ce dans le Misanthrope, dans le Tartuffe, dans l'Avare ou dans les Femmes savantes? Dans lequel de ces chefs-d'œuvre a-t-il fait grimacer ses figures? Tous ces traits ne pourraient donc tomber tout au plus que sur les farces de Molière, qu'il n'a jamais eu la prétention de donner pour de doctes peintures, mais dont Boileau a fait bien involontairement le plus bel éloge en disant qu'il n'y-reconnaissait pas l'auteur du Misanthrope. Eût-il donc pu, notre immortel comique, se glorifier de cette variété féconde, des ressources inépuisables qu'il possédait, si la nature de son génie l'eût forcé à se servir du même pinceau, des mêmes couleurs, pour rendre et la fureur d'Alceste et le désespoir de George I Le Bolæana le dit d'ailleurs formellement, p. 50.

Dandin? Boileau le voudrait-il blâmer de n'avoir pas toujours exercé son talent sur des sujets nobles et élevés ? Mais J.-B. Rousseau l'a dit :

Aristophane, aussi bien que Ménandre,

Charmait les Grecs assemblés pour l'entendre,

Et Raphaël peignit, sans déroger,
Plus d'une fois maint grotesque léger :

Ce n'est point là flétrir ses premiers rôles,
C'est de l'esprit embrasser les deux pôles,
Par deux chemins c'est tendre au même but,
Et s'illustrer par un double attribut.

Enfin, de quelque manière qu'on doive interpréter ce passage, on voit que Boileau, pour un jeu de scène, qui passe à la vérité les bornes habituelles de la plaisanterie, a trouvé mille défauts qui se sont jusqu'à ce jour cachés à tous les yeux. Mais ce qu'on n'a pas encore remarqué, que nous sachions, c'est que ce critique, en relevant une inconvenance dans les œuvres de son ami et en leur prêtant d'innombrables imperfections, ajoute encore que sans ces imperfections, sans cette inconvenance, il eût PEUT-ÊTRE remporté le prix de son art... Le peut-être ne compromet-il pas beaucoup le goût du censeur qui craint tant de se compromettre? Non; il ne faut pas attacher à ce mot plus d'importance qu'il n'en mérite. Ce n'est pas la raison, ce n'est pas la justesse de l'idée qui l'ont fait entrer dans cette phrase; c'est le seul besoin du vers: mais il faut avouer que jamais cheville n'a plus malheureusement dénaturé la pensée du versificateur qui l'a appelée à son

secours.

On doit regretter que cet arrêt ait été porté contre Molière, quand ses restes étaient à peine refroidis. Boileau, il est vrai, dans son épître adressée, en 1677, à Racine, n'affaiblit par aucune censure les éloges qu'il accorda aux chefs-d'œuvre de son ami. Mais des éloges vagues ne pouvaient détruire l'effet de critiques précisées; la plus belle réparation que Boileau ait faite de ce qu'on nous permettra d'appeler ses torts, est dans sa réponse à Louis XIV lui demandant quel était le plus grand écrivain de son siècle. « Sire, c'est Molière. Je ne le croyais pas, répondit le roi; mais vous vous y connaissez mieux que Épitre VII.

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moi. » La réponse de Boileau l'honore; celle de Louis XIV le fait aimer 2.

Nous n'ajouterons rien à ce noble aveu d'un rival: il parle plus haut que toutes les déclamations. Nous nous bornerons, en terminant cet essai, à faire remarquer l'influence sur son siècle de cet écrivain qui renversa le faux goût avant les Satires; posa les règles de la comédie avant l'Art poétique; la ramena à son véritable genre, l'imitation de la société; découvrit son véritable but, la critique de nos ridicules et le châtiment de nos vices. Si des travers nouveaux succédèrent à ceux qu'il avait censurés, ce n'est point à lui, c'est au cœur humain qu'il faut s'en prendre. On a comparé avec raison les ridicules aux modes: on ne s'en corrige pas, on en change; quant au vice, le poète comique peut le stigmatiser, mais non le détruire. Il résista aux chefs-d'œuvre de Molière: nous avons lieu de craindre que, comme eux, il ne vive à jamais.

1 Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 122. 2 Plus tard Louis XIV apprécia mieux Molière. Grimarest écrivait en 1706 : « Il n'y a pas un an que le roi eut occasion de dire qu'il avait perdu deux hommes qu'il ne recouvrerait jamais, Molière et Lulli.» (Addition à la Vie de Molière, p. 62.) C'était aussi vrai pour l'un qu'exagéré pour l'autre.

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