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à surprendre la religion de l'autorité sur le danger prétendu de cette scène, au point que dix-sept ans plus tard, en 1682, Vinot et La Grange, ayant fait réimprimer cette comédie telle qu'elle avait été jouée le premier jour, reçurent aussitôt l'ordre de faire disparaître, au moyen de cartons, non-seulement le passage condamné, mais même quelques autres dont, à force de manœuvres, on était également parvenu à rendre l'esprit suspect1.

Il est assez digne de remarque que, dès que Molière se trouvait en butte aux attaques de ses ennemis, Louis XIV s'efforçait de lui faire oublier leurs persécutions par un bienfait. Déjà nous l'avons vu répondre aux détracteurs de l'École des Femmes par le brevet d'une pension, confondre Montfleuri et ses com plices en tenant sur les fonts de baptême le fils du comédien injustement calomnié, punir l'insolence de ses courtisans en faisant asseoir Molière à sa table; au mois d'août 1665, si des scrupules religieux ne lui permirent pas encore de lever l'interdiction du Tartuffe, il s'empressa du moins d'en dédommager l'auteur en attachant à sa personne, avec une pension de sept mille livres, sa troupe, qui jusque-là n'avait été que la troupe de MONSIEUR. Les acteurs qui la composaient prirent dès lors le titre de Comédiens du roi : noble réponse aux lâches efforts que la cabale avait faits pour indisposer contre Molière la reinemère et le monarque lui-même 2 (34).

A peu près dans le même temps, l'illustre protégé, pressé par les sollicitations de ses camarades, eut de nouveau occasion de recourir aux bontés du roi. Les mousquetaires, les gardesdu-corps, les gendarmes et les chevau-légers étaient en possession d'entrer à la comédie sans payer; et, par ce moyen, le parterre se trouvait souvent rempli, sans que la caisse en fût moins vide. Molière, cédant aux instances de sa troupe, demanda la réforme de cet abus au prince, qui donna les ordres

Voir la Bibliographie de la France ( par M. Beuchot), année 1817, p. 362 et suiv., et l'Avertissement sur le Festin de Pierre, t. III, p. 275, de notre édit. des Euvres de Molière.

2 Lettre sur les Observations d'une comédie du sieur Molière intitulée LE FESTIN DE PIERRE, Paris, 1665, p. 33. -Journal des bienfaits du Roi, août 1665 (manuscrit in-folio de la Bibliothèque du Roi). — Préface de l'édition des Euvres de Molière de 1682, par La Grange. · Grimarest, p. 106. - Histoire du Théâtre français par les frères Parfait), t. x, p. 79 et 94, note.

nécessaires pour y mettre fin. Mais les plus mutins de ceux sur qui pesait cette défense s'en prirent aux comédiens qui avaient sollicitée. Ils se rendirent donc en troupe au théâtre, résolus d'en forcer l'entrée. Le portier fit, pendant quelque temps, la meilleure contenance; mais à la fin, forcé de céder au nombre, 1 jeta son épée à terre en criant: Miséricorde! Cette soumission et ses prières ne servirent à rien: outrés de la résistance qu'il leur avait opposée, les assaillants le percèrent de cent coups d'épée, et chacun en entrant lui donnait le sien. Ils cherchaient tous les comédiens pour leur faire subir le même traitement, quand Béjart jeune, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu'on allait jouer, se présenta sur le théâtre. « Eh! messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixantequinze ans qui n'a plus que quelques jours à vivre. » La présence d'esprit de cet acteur calma leur fureur. Molière, qui savait fort bien haranguer le parterre et qui n'en laissait pas passer les occasions, parut alors, et leur représenta très-vivement les torts qu'ils s'étaient donnés en violant les ordres du roi. Ils sentirent la justesse de ses observations, ouvrirent les yeux sur la position où ils s'étaient mis, et se retirèrent. « Mais le bruit et les cris, dit Grimarest, avaient causé une alarme parmi les comédiens. Les femmes croyaient être mortes : chacun cherchait à se sauver; surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier; mais, comme le trou n'était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules; jamais le reste ne put suivre. On avait beau le tirer de dedans le Palais-Royal, rien n'avançait, et il criait comme un forcené, par le mal qu'on lui faisait et par la peur qu'il avait que quelque gendarme ne vînt lui donner un coup d'épée par derrière. Le tumulte s'étant apaisé, il en fut quitte pour la peur, et l'on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il était. »

La troupe alla aux voix sur le parti qu'elle avait à prendre. La frayeur porta la plupart à demander qu'on sollicitat la révocation de la défense. Molière tint bon, et leur fit observer que, puisqu'ils l'avaient poussé à demander cet ordre et que le roi avait daigné le leur accorder, ils en devaient subir les conséquences.

Instruit de cette scène, Louis XIV ordonna aux commandants des compagnies de sa maison de les faire mettre sous les armes, afin qu'on en pût reconnaître et punir les auteurs. Mais Molière, qui craignait qu'une mesure sévère ne fît qu'irriter les esprits et n'amenât de nouveaux désordres, se rendit au lieu de la réunion, et dit aux gardes assemblés « que ce n'était point pour eux ni pour les autres personnes qui composaient la maison du roi qu'il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d'entrer à la comédie; que la troupe serait toujours ravie de les recevoir quand ils voudraient l'honorer de leur présence; mais qu'il y avait un nombre infini de malheureux qui tous les jours, abusant de leur nom et de leur bandoulière, venaient remplir le parterre et ôter injustement à la troupe le gain qu'elle devait faire; qu'il ne croyait pas que des gentilshommes qui avaient l'honneur de servir le roi dussent favoriser ces misé rables contre les Comédiens de Sa Majesté; que d'entrer à la comédie sans payer n'était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu'à répandre du sang pour se la conserver; qu'il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs et aux personnes qui, n'ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyaient le spectacle que par charité, s'il m'est permis, dit-il, de parler de la sorte. »

Ce discours produisit tout l'effet que Molière en espérait 1. Mais Grimarest a prétendu à tort que depuis ce moment la maison du roi n'entra plus à la comédie sans payer. Le même abus et des désordres encore plus grands nécessitèrent en 1673 une semblable ordonnance, sollicitée par la troupe de l'hôtel de Bourgogne 2 (35).

Un nouveau succès vint dédommager Molière de ces inquiétudes nouvelles. Demandé pour un divertissement du roi, l'Amour médecin fut en cinq jours proposé, fait, appris et représenté 3. La cour l'applaudit le 15 septembre, la ville confirma son jugement le 22. Dans son avertissement sur cette pièce, l'auteur manifeste la crainte qu'elle ne paraisse insupportable sans les airs et les symphonies de l'incom

I Grimarest, p. 131 et suiv.

2 Le Théâtre-Français (par Chapuzeau), 1674, p. 165.

3 Avertissement de l'Amour médecin, de Molière.

parable Lulli: il ne nous est pas parvenu une seule note de cette partition du célèbre Baptiste ; et les mots heureux dont la pièce abonde, le fameux, Vous êtes orfévre, monsieur Josse, et une foule d'autres traits dignes de cette histoire générale des donneurs d'avis, ne périront pas tant qu'il restera quelque sentiment du vrai.

On a assez généralement regardé l' Amour médecin comme le premier acte d'hostilité de Molière contre la Faculté. La remarque est inexacte. Don Juan du Festin de Pierre avait déjà porté de dangereux coups aux médecins 1. A la vérité ces traits sont lancés par un personnage puni à la fin de la pièce; mais il y aurait bien de l'amour-propre à ces messieurs à croire que ce soit cette sorte d'hérésie qui attire sur sa tête la vengeance céleste.

On a avancé sans plus de fondement que l'acharnement dont il fit preuve contre la même profession dans cette pièce et dans plusieurs de celles qui la suivirent eut pour cause une querelle survenue entre sa femme et celle d'un médecin, querelle à laquelle les maris crurent devoir prendre part 2. Ce n'est point à un aussi pitoyable motif qu'il faut attribuer de si justes attaques. Molière, à l'exemple de Montaigne, a poursuivi par une satire raisonnée des charlatans qui spéculaient sur la crédulité et l'amour de la vie, et que leur ignorance et leur entêtement entraînaient dans des erreurs non moins fréquentes que funestes à l'humanité. Molière ne parlait pas de cette science comme un homme qui bien portant la ravale, et malade y recourt; il était valétudinaire lorsqu'il disait : « Un médecin est un homme que l'on paye pour conter des fariboles dans la chambre d'un malade jusqu'à ce que la nature l'ait guéri ou que les remèdes l'aient tué 3. » Portons nos regards sur la médecine d'alors et sur les hommes qui l'exerçaient, et nous acquerrons la preuve que les accusations de Molière, qui n'ont aujourd'hui que l'autorité d'une saillie, auxquelles on n'accorde guère plus de crédit qu'à un badinage, n'avaient réellement rien d'exagéré.

Si nous envisageons d'abord les ridicules de leur extérieur

1 Le Festin de Pierre, acte III, sc. 1.

2 Grimarest, p. 74.

3 Grimarest, p. 79.

grotesque, rien de plus propre à être traduit sur la scène. La robe ne les quittait jamais, et ils se rendaient d'une extrémité de Paris à l'autre montés sur une mule. Le plus souvent ils ne s'exprimaient qu'en latin; quand ils daignaient se servir de la langue française, ils la défiguraient par des tournures scolastiques qui la rendaient presque inintelligible. Un sixain du temps peint très-fidèlement les gens de cette profession au dix-septième siècle, et l'exactitude du portrait est telle qu'aujourd'hui on le prendra peut-être pour une épigramme:

Affecter un air pédantesque,
Cracher du grec et du latin,

Longue perruque, habit grotesque,
De la fourrure et du satin,
Tout cela réuni fait presque

Ce qu'on appelle un médecin.

Quant à leur savoir, ils concouraient eux-mêmes à en faire douter par le scandale de leurs discussions. En 1664, les médecins de Rouen et ceux de Marseille rendirent plainte devant les tribunaux contre les apothicaires de ces deux villes pour empiètement de droits. Les mémoires qui furent publiés de part et d'autre à cette occasion dévoilèrent des vérités fort peu honorables pour les deux corps et fort peu rassurantes pour les pauvres malades, auxquels il demeura démontré qu'ils n'accordaient leur confiance qu'à des empiriques 1.

Les quatre médecins que Molière mit en scène dans cette pièce, Tomès, Desfonandrès, Macroton et Bahis, n'étaient autres que Daquin, Desfougerais, Guénaut et Esprit, médecins ordinaires de Louis XIV, plus que suffisamment désignés par les noms significatifs que Boileau, aussi bon helléniste que mordant satirique, leur avait forgés à la demande de son ami 2.

Suivant un docteur contemporain qui trabit plus d'une fois les secrets du métier, le spirituel Guy Patin, Daquin, attaché à la personne du roi par la faveur de madame de Montespan, et congédié par madame de Maintenon, n'était « qu'un pauvre cancre, race de juif, grand charlatan...., véritablement court de science, mais riche en fourberics chimiques et pharmaceutiques. >>

1 Euvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. III, p. 339. 2 Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 25.

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