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une grande puissance. La froideur de la jeune nonnain, lors de son entrée en scène, produit un singulier effet; on ne devine pas les orages qui se préparent. Ces chœurs de paysans et de paysannes ont un faux air d'opéra-comique; le baron n'est qu'un père et un oncle de comédie; la duègne est une confidente à peu près inutile. Le gouverneur et le tabellion, qui a été substitué au curé du drame primitif, sont deux ivrognes assez comiques, mais ils égayent l'action par des hors-d'œuvre sans y concourir.

Tout ce commencement de la pièce est écrit dans un style fleuri et poétique, avec des hémistiches et des retours de sons qui font croire à des vers ou du moins à de la prose rhythmée; l'idée semble recherchée, la sensibilité raffinée et puérile, la poésie une élégance de convention. Mais peu à peu l'auteur s'anime; l'œuvre s'emplit de passion et se vivifie; l'impression de froideur s'évanouit; les personnages oiseux passent au second plan ou disparaissent, et le spectateur reste subjugué par le drame le plus simple qui se puisse concevoir et, en même temps, d'un pathétique navrant, irrésistible.

Avec un si petit nombre de pièces nouvelles, le ThéâtreFrançais a eu tout le temps de se consacrer à des études rétrospectives. Parmi les reprises qui méritent d'être signalées, le plus grand nombre nous ramène à l'ancien répertoire, dont il est glorieux de soutenir les traditions; quelques-unes ne sont que la prolongation de succès encore récents, et rapportent au Théâtre-Français moins d'honneur que de profits. Ce dernier cas est particulièrement celui du Duc Job, ce grand vaudeville sans couplets, dont nous avons dit, il y a deux ans1, tout le bien que nous croyons qu'on en peut dire, mais qui ne méritait pas d'envahir pendant des années la scène de la rue Richelieu,

1. Voy, t. III de l'Année littéraire, p. 162-169.

comme le Pied de mouton celle de la Porte-Saint-Martin. Pour toutes les raisons que nous avons déduites, cette pièce peut plaire au public de Paris, de la France et de l'étranger longtemps encore, et, suivant une formule qui répond à toutes les critiques, faire de l'argent. Mais le Théâtre-Français n'a pas l'habitude de juger les œuvres au poids de l'or et de régler ses préférences sur les engouements passagers ou durables de la multitude. Son rôle est d'élever le niveau de l'art dramatique en suscitant, dans la génération actuelle, de généreux efforts, et en lui montrant dans le passé des sujets d'émulation ou des modèles.

Si le retour infatigable d'une pièce en vogue empêche les nouveautés de se produire, il ne nous prive pas de ces fortes études classiques dont la maison de Molière est l'asile privilégié. Nous avons à signaler plusieurs reprises curieuses de l'ancien répertoire. On a revu avec intérêt, pour l'anniversaire de la naissance de Corneille, la tragédie de Nicomède (6 juin) 1, où le grand élément dramatique du théâtre cornélien, l'admiration, se déploie si complétement qu'il rend superflus les autres ressorts de la tragédie, la pitié ou la terreur. Du reste, la fête de commémoration en l'honneur de Corneille était complète : outre des fragments du premier acte de Don Sanche et un Éloge de Corneille par Racine, lu par M. Samson, l'on avait exhumé pour la circonstance une comédie qui ne figure pas d'ordinaire dans les œuvres choisies de l'auteur, l'Illusion comique, réduite en quatre actes. Le directeur de la Comédie-Française, M. Ed. Thierry, qui a tenu si longtemps et avec distinction la plume du critique dans le Moniteur, exposa dans ce journal les motifs de cette résurrection, et lui donna les pro

1. Principaux acteurs : Nicomède, Beauvalet; Prusias, Maubant; Arsinoé, Mme Guyon.

2. Acteurs principaux : Le matamore, Got; Clindor, Delaunay; Alcanar, Maubant; Bridaman, Talbot; Isabelle, Mlle Fix.

portions d'un événement littéraire. Molière, le patron du lieu, a eu aussi les honneurs d'une intéressante reprise: on nous a fait revoir son Don Juan', le sien, c'est-à-dire le Don Juan en prose, au lieu du Don Juan en vers de Thomas Corneille dont nous avions l'habitude (22 novembre).

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Mentionnons encore l'heureuse réapparition du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro la Comédie-Française nous les a rendus avec la verve, l'entrain, l'esprit satirique que réclame l'interprétation de Beaumarchais 2. Plus près de nous, on a retrouvé Casimir Delavigne, M. Al. Dumas, Scribe, qui sont déjà presque des anciens, tant le siècle littéraire marche vite. Les Comédiens, Un Mariage sous Louis XIV, La Camaraderie, semblent des œuvres magistrales à côté des pièces de fantaisie qui suffisent, de nos jours, pour les plus longs succès.

Nous citerons à part une des reprises les plus méritoires du Théâtre-Français, celle de l'Odipe roi (août) 3, dont la brillante et fidèle traduction de M. J. Lacroix nous avait déjà offert, il y a trois ans, les pompeuses merveilles'. Nous avons revu avec plaisir cette intéressante restitution de l'antique. Que de grandeur! Quelle beauté simple et noble! C'est le passé se réveillant tout d'une pièce dans sa manifestation artistique la plus haute. Poésie, histoire, religion, tout vivait dans les grandes œuvres de Sophocle ou d'Eschyle. Voyez, dans OEdipe-roi, ce triomphe inexorable

1. Acteurs principaux : Sgnanarelle, Samson; don Juan, Bressant, dona Elvire, Mlle Judith.

2. Acteurs principaux dans le Barbier : Figaro, Regnier; le comte, Bressant; Basile, Monrose; Bartholo, Provost; Rosine, Mlle Fix. Dans le Mariage: Almaviva, Leroux; Figaro, Got, puis Regnier; Brid'oison, Samson; Gripp-soleil, Provost; la comtesse, Mlle Madeleine Brohan.

3. Principaux acteurs; OEdipe, Geffroy; Jocaste, Mlle Devoyod; deux jeunes filles, Mlles Favart et Ponsin.

4. Voy. t. I de l'Année littéraire, p. 138.

de la fatalité, le mépris des oracles puni par le plus terrible accomplissement des oracles. Quels coups du sort et du ciel il fallait pour abattre ces grandes âmes, et comme elles sont fières encore sous la main implacable des dieux! De tels spectacles étaient l'enseignement des héros. Sontils faits pour notre public blasé ou frivole? Il faut, du moins, savoir gré à une institution littéraire comme la Comédie-Française, d'essayer de faire revivre ces beaux types perdus, et à des artistes comme M. Geoffroy, de les étudier d'une manière si profonde, sans espoir de popularité. La reprise d'OEdipe roi leur fait plus d'honneur que le succès deux fois centenaire d'une pièce de genre où l'on fume la cigarette, où l'on fredonne un pont-neuf, où l'on déjeune bravement, où l'on se grise et se dégrise, pour la plus grande joie d'un demi-million de badauds. Ce dernier succès n'intéresse que la caisse du théâtre, tandis que ces belles études de l'antique intéressent l'art même et prouvent le dévouement à son culte.

Odéon. Les Frelons; le Portrait d'une jolie femme; Béatrix; l'Institutrice; le Décameron; le Revers de la médaille; les Parents terribles; le Mur mitoyen. Reprise d'Une fête de Néron.

Notre second Théâtre-Français, l'Odéon, dont l'accès est plus libre aux nouveautés, en offre lui-même cette année un nombre beaucoup plus restreint. Il compte à la fois moins de grands drames et moins de petites pièces; son affiche n'a pas sa mobilité ordinaire; les mêmes noms et les mêmes œuvres s'y maintiennent; mais son succès le plus durable et qui suspend, pour un tiers de l'année, son activité si féconde, est un succès d'acteur, non d'auteur; son répertoire ne s'enrichit pas d'oeuvres capitales, et

notre jeune littérature ne lui doit la révélation d'aucun talent nouveau.

Voici d'abord une comédie en cinq actes dont le titre promet une étude de mœurs, les Frelons, par Ern. Capendu (24 janvier)1. Nous n'y trouvons guère qu'une étude commerciale: c'est un va-et-vient de négociants et de commis qui se disputent, s'arrachent les dépouilles d'un bonhomme de marchand dont la maison et la main sont, comme le cœur, ouvertes à tout venant. Tant qu'il y a à prendre chez lui, les parasites abondent; quand la ruine le menace, chacun l'abandonne ou le trahit. Il y a dans le nombre des frelons des types assez vivants; mais presque tous ont un air commun, un air de comptoir qui n'appelle guère la sympathie.

Pour les besoins du drame, l'auteur a donné asile dans cette maison du bon Dieu à quelques personnages principaux c'est une veuve provinciale, véritable vipère, qui se fait une joie de mordre la main qui l'a recueillie; c'est un petit drôle de commis, qui gagne la confiance du patron uniquement pour la trahir; ce sont deux jeunes frères orphelins dont l'un est devenu aspirant de marine, tandis que l'autre reste dans la maison de commerce pour succéder à l'honnête marchand en devenant son gendre. Mais un héritage inattendu rend ce futur successeur et mari deux fois millionnaire, et quand le marchand se voit ruiné par les infidélités de son commis de confiance, l'orphelin apporte à son père adoptif une partie de sa fortune, sans demander la main de sa fille. Le marchand, qui aurait accepté un tel secours d'un gendre, le refuse. Le frère, le marin, vient à son tour offrir son cœur ; il aime la fiancée que son frère n'aime plus et se fait agréer. Mais le bienfaiteur n'en

1. Acteurs principaux : Naigelin, Tisserand; Valory, Pierron : Jolibois, Thiron; L. Chastel, Febvre; Joséphine, Mlle Ramelli; Juliette, Mme Debay.

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