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Vaudeville. Le théâtre de Scribe et la Frileuse; les Femmes fortes; Vingt francs; Je vous aime; les Vivacités du capitaine Tic: la Poule et ses poussins; un Mariage de Paris; les Roueries d'une ingénue; l'Attaché d'ambassade; Nos intimes; etc.

Le Vaudeville, sous sa direction nouvelle, n'est pas sorti sans peine de la voie du drame à grands effets où nous l'avons vu soutenir, assez malheureusement, l'année dernière, la concurrence contre les théâtres du boulevard. I n'a pas donné en spectacle, cette année, le plus léger assassinat, le moindre empoisonnement, pas un duel à mort, pas une seule réhabilitation de courtisane par l'amour. Il est revenu définitivement aux pièces de genre, aux drames intimes qui se dénouent sans qu'il y ait mort d'homme, aux œuvres légères et malignes comme l'esprit français qui les créa et auxquelles le théâtre doit son nom. Mais ce retour vers des régions dramatiques moins sombres ne pouvait avoir lieu sans tâtonnements, sans faux pas; le Vaudeville a multiplié les essais avant de rencontrer une œuvre qui ramenât victorieusement le public avec lui dans sa nouvelle voie.

Parmi les tentatives faites dans ce but, nous placerons en première ligne la représentation d'une œuvre posthume de l'homme qui a donné l'impulsion, pendant un demisiècle, à la comédie-vaudeville, et qui lui a dû une popularité sans exemple. La mort qui a foudroyé M. Scribe en pleine activité littéraire1, nous autorise à lui donner ici un rang à part, à détacher sa dernière œuvre de notre résumé chronologique et à esquisser, à propos d'elle, la nature et la valeur des ressorts dramatiques qu'il a mis

1. Voy. ci-dessous : Chronique, Notices nécrologiques.

tant de fois en usage, sinon pour les progrès de l'art, du moins pour la grande joie du public.

C'est sous le titre gracieux de Frileuse (20 septembre) et sous le pseudonyme anagrammatique d'Augustin Debercsy, que l'administration du Vaudeville nous a offert le dernier mot, les suprema verba d'un talent longtemps si cher à la France et à toute l'Europe.

M. Scribe, dont l'incroyable fécondité s'était un peu ralentie après la commotion de 1848, avait repris la plume depuis trois ans avec beaucoup d'ardeur et essayait de créer, de son ancienne baguette magique, une série d'enchantements nouveaux. Les Doigts de fée et Feu Lionel, au Théâtre-Français, Les trois Maupins, au Gymnase, la Fille de trente ans, au Vaudeville, étaient les fruits de ce dernier effort, fruits d'arrière-saison, auxquels plusieurs reprochèrent de manquer de saveur.

En vain la critique trouvait dans ces œuvres d'un auteur septuagénaire l'occasion de lui rappeler, souvent avec une amertume peu courtoise, le conseil d'Horace :

Solve senescentem, mature sanus, equum ne
Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat.

Le vieil athlète fermait l'oreille à de tels avis. Il ne croyait pas son cheval aussi « efflanqué, sans haleine, » qu'on se plaisait à le dire, et il ne se sentait pas lui-même à bout de forces.

A parler franchement, M. Scribe avait raison: ce n'est pas lui qui avait vieilli, mais son genre. Le temps, qui change tout, semblait respecter sa verte vieillesse, mais il avait changé le public; entre le Scribe d'autrefois et le Scribe d'aujourd'hui, il s'était opéré dans les traditions du théâtre une révolution non moins profonde que dans le monde politique et social. Au milieu du mouvement rapide, dévorant, qui emporte les mœurs, les goûts, aussi bien

que les institutions et les idées, M. Scribe s'obstinait à présenter à une génération nouvelle les amusements d'un autre âge, et à peindre toujours sous les mêmes traits, une société qui n'était plus là pour s'y reconnaître.

Ce n'est pas que les amusements et les peintures qui ont valu à M. Scribe tant de succès, fussent inférieurs aux ressorts dramatiques qui ont captivé depuis le public et fondé de nouvelles écoles. Le genre de comédie-vaudeville dont l'ancien Théâtre de Madame a fourni tant de modèles heureux, n'a pas disparu à cause des défauts qu'on lui a reprochés depuis; il a été victime de ce besoin de nouveauté devant lequel ont succombé et succomberont encore de plus grandes choses.

Rien n'était plus artificiel, sans doute, que ces arrangements merveilleux, à l'aide desquels des personnages dignes de sympathie arrivaient infailliblement au bonheur qu'ils avaient mérité. En vain les obstacles se multipliaient sur leur route, en vain la mauvaise fortune s'obstinait à les accabler; en dépit des intrigues, des persécutions, des inimitiés déclarées ou perfides, le héros aimé était conduit, comme par la main, à la fortune ou au mariage; ou mieux à l'une et à l'autre à la fois, car le cœur et la dot se rencontraient sans se chercher dans cet Eldorado du bonheur domestique.

Grâce à l'action constante d'une Providence dramatique, manifestée le plus souvent sous la figure d'une aimable femme, l'imagination prenait en liberté ses plus gracieux ébats. Tous les rêves se réalisaient dans ce monde fantastique qui, loin de prétendre à continuer par l'illusion de la peinture la vie réelle, en délassait. Là des rois épousaient des bergères, des chevaliers sans fortune obtenaient la main de princesses qu'ils aimaient sans connaître leur rang; le sous-lieutenant achetait un château sur ses économies; le commis honnête ne devenait pas moins vite patron, que l'aimable officier général. Il y avait de la gloire

pour tous les nobles fronts, de l'argent pour toutes les mains pures, du bonheur pour tous les cœurs généreux. Cette équitable dispensation des biens de ce monde n'avait lieu qu'au théâtre ou dans les romans. Mais pourquoi défendre à l'imagination et à la conscience de se donner dans le domaine de la fantaisie une satisfaction que leur refuse. si souvent la réalité?

L'œuvre posthume de M. Scribe, la Frileuse', appartient par tout son développement à ces anciennes traditions, quoique, par le choix du sujet et le caractère des personnages, elle semble se rapprocher du genre historique. Mais on sait comment M. Scribe avait l'habitude de traiter l'histoire. Il ne lui demandait d'ordinaire qu'un prétexte d'imbroglio, un groupe de noms et de figures. qu'il mêlait ensuite à son aise dans toutes sortes de complications, aussi peu historiques que vraisemblables.

Cette fois, la scène se passe dans une cour d'Allemagne, dans le duché de Brunswick, au commencement du siècle dernier. Le pouvoir est aux mains d'une régente, la grandeduchesse, qui, dans sa manie d'imitation française, s'efforce de copier la pruderie de Mme de Maintenon, comme feu son souverain époux singeait les vices majestueux de Louis XIV. Son fils, le prince Max, a été élevé dans les plus sévères doctrines. Les mathématiques ont été le fond de son éducation; il ne pense, il ne rêve que stratégie sa mère le croit, du moins, et elle s'alarme des résultats trop complets de son système, en voyant le futur grand-duc refuser la main de la belle Thécla, princesse de Wolfenbüttel; elle croit que c'est le mariage même qui fait peur à ce jeune homme timide et sauvage. Pour le familiariser un peu avec l'amour et les femmes, elle lui donne pour secrétaire un mauvais sujet de l'ancienne

1. Acteurs principaux : Conrad, Febvre; prince Max, Munié; baron Galaor, Boisselot; grande- duchesse, Mme Lambquin; Mlle Thécla, Mlle Cellier.

cour, le baron Galaor de Marckenberg, qu'elle avait autrefois exilé pour avoir eu l'audace de lui adresser à ellemême une déclaration d'amour, et qui a passé son exil dans ce pays immoral » de la France.

Le baron reconnaît bientôt que son élève est plus avancé que ne le croit sa mère. La stratégie n'occupe pas toutes ses pensées, et au moment même où il paraît si absorbé de problèmes de trigonométrie et d'algèbre, il fait des rêves d'amour et rime pour sa belle des vers français. Malheureusement la dame de ses pensées n'est pas la princesse que sa mère veut lui faire épouser pour agrandir ses Etats par une politique d'annexions matrimoniales; c'est une simple demoiselle d'honneur, que la volonté absolue de sa mère ne lui permettra pas d'élever au trône avec lui. De son côté la princesse Thécla inspire une passion folle à un simple lieutenant au service du prince, le jeune Conrad d'Alberstadt, qui a osé, un soir d'hiver, jeter son manteau d'officier sur les épaules nues de la jeune fille saisie par le froid circonstance qui donne à la pièce son joli titre, sans y tenir une grande place.

Bientôt l'embrouillement commence et les complications se multiplient. Le prince Max croit avoir un rival dans son sous-lieutenant, et les incidents qui les réunissent dans les mêmes lieux pour des rendez-vous d'amour, sont bien faits pour inspirer de tels soupçons. Les intrigues se croisent et amènent des revirements inattendus, points de départs d'intrigues nouvelles. Il y a des confusions, des substitutions de personnages, des corridors secrets, des escaliers dérobés, des déclarations d'amour qui font fausse route, des baisers qui se trompent d'adresse, des mariages supposés, au bénéfice tour à tour et au préjudice de plusieurs maris; enfin, après bien des traverses, tout arrive à bien, et en dépit de la différence des rangs et des inflexibles volontés grand-ducales, chacun de nos jeunes héros épouse celle qu'il aime: la poétique du genre est satisfaite.

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