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là a pour mobile une vanité bête et féroce qu'on est convenu d'appeler l'amour de la gloire.

Les fous furieux qui la font se décorent du titre de héros et de conquérants, les fous idiots qui la laissent faire se laissent appeler « braves compagnons; » en réalité, ils ne sont compagnons que pour les coups.

On donne à ces actes de rage insensée des noms gracieux et bucoliques ces gens vont « cueillir des lauriers, moissonner des palmes, comme les filles vont aux champs cueillir des pâquerettes et des bluets. >>

Ils vont en réalité cueillir des bras et des jambes, faire des tas de cadavres mutilés, arroser les moissons détruites avec du sang et des cervelles humaines.

Voici deux héros, deux conquérants en présence :

Chacun d'eux range ses soldats, des fils, des frères, des fiancés, des jeunes pères de famille; il les range comme des quilles; puis la partie commence, les canons lancent les boules, les quilles tombent. Comme ces quilles vivantes ne peuvent se ramasser et se remettre debout comme les quilles de bois, on les remplace par d'autres hommes, qui sont abattus à leur tour. La partie finie, quand un des deux héros est fatigué, on compte les morts.

« Moi, j'ai trois mille cadavres que vous m'avez faits; mais je vous en ai fait trois mille deux cents.

Rendons grâces au ciel, nous sommes vainqueurs! réjouissons-nous, rentrons triomphalement dans les villes; on nous dresse des arcs de triomphe! les jeunes filles vêtues de blanc nous présentent des fleurs! »

Eh bien! et ces trois mille morts, et ces six mille mutilés, et leurs vingt mille pères, mères, femmes, fiancées, sœurs, enfants qui pleurent amèrement?

Et ces cent mille paysans dont les moissons ont été ravagées, dont les chaumières ont été brûlées, qui ne peuvent donner à manger à leurs petits?

Qu'ils fassent silence. D'ailleurs le bruit des fêtes étouffera leurs cris et leurs sanglots; c'est un grand jour, c'est un beau jour; le héros est adoré comme un dieu.

De cette guerre-là, messieurs les conquérants, messieurs les héros, au nom du bon sens, au nom de la Divinité, au nom de la liberté, je vous le déclare, le temps est passé; cette industrie de conquérants, ce métier de héros seront désormais classés parmi les petits métiers insalubres et malsains.

Les peuples ne permettront plus qu'on exerce cette profession sanglante de joueurs de quilles humaines.

Les rois qui auront cette fantaisie seront invités à se battre eux-mêmes et entre eux; ce sera au tour des peuples de juger les coups et de faire galerie; mais ils ne consentiront même plus à parier pour l'un ou pour l'autre : « Les Grecs ne veulent plus payer les folies des rois. »

Mais ce ne sont plus là, dira-t-on peut-être, des bourdonnements de guêpe, ni des propos de flâneurs entre deux bouffées de tabac. Aussi, n'est-ce pas le ton ordinaire de M. Alph. Karr. La forme habituelle de ses écrits est celle d'une conversation enjouée, qui ne recherche pas les grands sujets, mais qui ne se les interdit pas non plus. Si l'auteur revient sur certaines choses sérieuses, avec une persistance dont on serait tenté de lui faire un reproche, voici comment il s'en excuse:

Je ne suis point un musicien exécutant plus ou moins habilement des airs et des variations sur le violon et sur le piano: je suis un soldat armé contre certaines gens et contre certaines choses. Consultant à la fois la nature de mon esprit et la nature des choses et des gens que j'attaque, considérant que beaucoup de choses humaines sont des outres gonflées de vent, j'ai, comme je l'ai dit ailleurs, divisé et changé mon glaive en une multitude d'épingles; quelquefois une seule piqûre suffit pour crever et aplatir l'ennemi; alors je l'abandonne et n'en parle plus; mais d'autres ont la peau plus épaisse, et, d'épingle en épingle, il faut que le glaive y passe tout entier.

Ainsi, l'auteur des Guêpes ne fait pas de l'art pour l'art; la satire n'est pas pour lui un amusement littéraire. C'est peut-être pour cela que les questions d'art et les œuvres littéraires tiennent si peu de place dans son nouveau volume. La seule publication qui arrête quelque temps M. Alph. Karr et excite sa verve, est celle du Dictionnaire des contemporains. C'est l'occasion d'une de ses plus heureuses boutades. Il fait, avec gaieté et finesse, non pas tant

la critique du livre que celle des critiques qu'il a soulevées. Nous devons le remercier des éloges qu'il croit pouvoir donner, sous toutes réserves, à l'exécution consciencieuse et honnête d'un ouvrage qu'il lui semblait presque impossible de mener à bonne fin, et d'avoir gardé toutes ses épigrammes pour les réclamations des amours-propres ameutés contre le biographe. Il faut voir les trois grandes pages de corrections comiques, qu'un soi-disant baron de Trébizonde, homme de lettres, propose de faire à sa biographie de six lignes, pour la prochaine édition du Dictionnaire, alors en préparation. Il est impossible de mieux prendre la vanité humaine sur le fait, et de la mettre en scène avec plus d'esprit.

Telle est la petite guerre que M. Alph. Karr a entreprise contre les travers, les ridicules, les abus, les injustices, et qu'il soutient avec persévérance. La forme légère de ces causeries n'en amoindrit pas l'utilité. Contre les ennemis sans cesse renaissants que la sottise humaine suscite à la raison et à la justice, des escarmouches continuelles sont plus nécessaires que des batailles rangées. Il ne faut pas dédaigner les services de la satire. Là où le sermon du prédicateur, là où la leçon du philosophe n'arrive pas, une boutade, un bon mot, une épigramme pénètrent et portent coup.

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Les causeries fantaisistes. M. Jules Janin. Roman, critique
et histoire littéraire tout ensemble.

M. Jules Janin est un de nos écrivains voués à la fantaisie. Qu'il aborde le roman, la critique ou l'histoire littéraire, nous le voyons se livrer avec bonheur et sans scrupule à tous les caprices d'une imagination et d'un style qui semblent avoir résolu le problème du mouvement

perpétuel. De là un certain cachet original qui fait qu'on retrouve M. J. Janin tout entier dans chacun de ses nouveaux ouvrages. La forme de ses feuilletons est devenue un type qu'il reproduit dans tous les genres et sur tous les sujets. Le critique s'est fait causeur, et le causeur a envahi tout l'homme 1.

Aussi comme il cause, comme sa plume court, comme sa langue va le galop! quel commérage infatigable! comme il taille des bavettes! comme il est heureux de s'abandonner à son humeur! Il fait les questions, les réponses; il s'anime, il s'exclame, il est dans le ravissement. Toutes ses phrases appellent le point d'admiration! Son esprit, comme son style, est sans gêne. Il va d'une idée à l'autre sans autre transition que le hasard des mots; mais les mots abondent, affluent : c'est un déluge. Ils entraînent avec eux une profusion d'images, de souvenirs pris dans toutes les cases de la mémoire; c'est un flux et reflux de réminiscences de littérature classique ou romantique, de philosophie, d'histoire, d'art, réminiscences peu nouvelles d'ordinaire, mais toujours vivement ramenées. Les proverbes se mêlent aux noms propres; de courtes et banales citations françaises, latines se pressent, s'entre-choquent; des rapprochements inattendus vous feraient sans cesse oublier le but de l'auteur, s'il pouvait en avoir un autre que de vous divertir en se divertissant lui-même.

Dans les feuilletons de M. Jules Janin, la pièce du jour, le livre nouveau, ne sont qu'un prétexte. Il en écrit le titre en tête de sa page, avec l'intention d'en parler, et souvent il en parle; autant broder sur ce thème, comme sur le premier venu. Quelquefois pourtant il lui arrive d'oublier son

1. Si dans les lignes qui suivent, quelques-unes paraissent un peu sévères, qu'on songe qu'elles s'adressent à un critique consacré par trente ans de succès. C'est surtout à l'égard des maîtres de la critique que la sincérité est un devoir. Justifiées ou non, nos impressions propres ne peuvent presque rien contre la faveur publique; mais notre franchise est un hommage rendu à l'importance de l'écrivain.

sommaire et de causer de tcut, excepté du sujet annoncé. Que voulez-vous! pourvu qu'il cause, il est content, et le lecteur aussi; car, à la fin, on doit être habitué à l'homme, et celui qui prend en main un de ses feuilletons n'y cherche sans doute que ce qu'il est sûr d'y trouver le charme et la monotonie d'un infatigable gazouillement.

Il ne faut pas chercher autre chose dans les Petits bonheurs, ou Traité des petits bonheurs1. C'est avoir fait l'analyse du livre que de caractériser la manière de l'auteur. Il ne s'agit plus que d'en donner des échantillons. Nous pouvons les prendre au hasard dans ce feuilleton de plus de trois cents pages. En voici d'abord un où l'auteur semble se peindre parmi ses confrères en roucoulements:

A côté de la touffe aux doux reflets, l'iris, entendez-vous la bergeronnette? au milieu du hêtre enchanté par Virgile, entendez-vous siffler le merle, un ami, mon confrère et mon voisin?

Le merle, qui faisait le feuilleton du bois....·

Ce petit nid, dans le vieux mur que tapisse un chèvrefeuille, est un nid de roitelet; dans l'arbre argenté, la fauvette à tête noire a posé ses légers tabernacles. Ah! l'enchantement. Avril! L'arbre et la fleur, l'insecte et l'oiseau, l'étoile et le soleil, l'espace et le gazon, les senteurs, les couleurs, le prisme et le rêve. Ah! tant de feuillages si divers, tant de fleurs qui nous viennent, complaisantes, par miracle: anémones, amaryllis, bruyères, glycines, genêts, glaïeuls, lierre et mousse, ortie et serpolet.... Quel beau motif à mon cantique, et reconnaissance au Créateur2!

Au-dessus, au-dessous de ce passage, tout est dans le même ton, tout le même mouvement. Quand M. J. Janin parle d'oiseaux et de fleurs, sa verve, comme sa joie, n'a plus de bornes; on doit lui savoir gré de ne pas épuiser, dans ses énumérations, le catalogue de la botanique et de l'ornithologie. Joignons-y les enfants: alors quelle fête!

1. Morizot, in-18, 327 p.

2. P. 176.

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