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La poésie se faisant pratique. Appel à la vie des champs.
MM. Calemard de Lafayette et J. Autran. M. Desabes.

« La poésie lyrique, dit M. C. Martha', la poésie lyrique, qui a fait la gloire de ce siècle, est bien discréditée depuis qu'elle a fatigué les lecteurs par l'abus des confidences personnelles, et qu'elle s'est aventurée dans l'inanité des impressions vagues, des pensées indécises et des fantaisies incompréhensibles. » Rien de plus juste que cette observation; et l'abus qui a été fait de la forme lyrique est peut-être l'une des causes principales de la décadence où la poésie est aujourd'hui tombée. Il est temps de chercher des sujets plus précis, d'enfermer dans un cadre moins mobile quelque chose de moins vague, de donner à la pensée des formes et un objet plus déterminé. Il n'est pas impossible que le sentiment de ce besoin remette en faveur un genre bien cher à nos pères, mais bien dédaigné depuis un quart de siècle, le genre didactique. L'horreur du vide peut nous ramener à la nature. L'éternelle contemplation de l'âme fatiguée et souffrante, l'entretien solitaire du poëte avec lui-même peuvent de nouveau faire place à toutes les scènes de la vie active et spécialement aux tableaux de la vie champêtre.

C'est sous le bénéfice d'observations de ce genre que M. Ch. Calemard de Lafayette offre au public le Poëme des champs, en huit livres. Ce n'est pas l'œuvre artificielle d'un agriculteur de cabinet, amusant ses loisirs à peindre des scènes et des tableaux entrevus à peine à travers le prisme de l'illusion, c'est la reproduction fidèle et enthou

1. Revue européenne, 15 juin 1861. 2. Hachette et Cie, in-18, 314 pages.

siaste d'une vie connue et aimée. C'est un appel ardent en faveur d'une industrie trop délaissée par une société malade, et qui non-seulement peut être une source inépuisable de richesses, mais qui rendra le repos aux âmes fatiguées des raffinements d'une civilisation excessive. C'est à la fois l'essai d'un poëte en quête de sujets nouveaux et d'un politique préoccupé des questions sociales1. L'auteur traite l'agriculture dans un cadre didactique, comme M. Ém. Augier l'avait traitée sous forme dramatique dans le dernier acte de la Jeunesse. L'agriculture donne aux individus le bonheur, la paix, la santé, une noble indépendance.

Toute servilité de ma vie est exclue,

Et mes blés mûriront sans que je les salue.

Elle offre une solution aux plus graves problèmes de la politique moderne.

C'est là qu'est le salut de la société.

Remettez en honneur le soc de la charrue;
Repeuplez la campagne et dépeuplez la rue.

Si M. de Lafayette avait voulu emprunter à un confrère une épigraphe qui rendît bien l'esprit de son poëme, les passages de la Jeunesse, déjà connus de nos lecteurs, lui en auraient fourni vingt pour une. Il croit que son poëme n'a pas besoin de devise, qu'il prouve par lui-même et d'un bout à l'autre qu'il est pour l'auteur quelque chose de plus et de mieux qu'une œuvre d'art, l'expression sincère d'une conviction.

1. M. Calemard de Lafayette est, en effet, poëte et publiciste tout ensemble, si nous en jugeons par la diversité de ses précédentes publications: L'Enfer de Dante, traduit en vers français (2 vol. in-8); Dante, Machiavel, Michel-Ange (in-18); Enquête sur le travail agricole et industriel, suivi d'un Programme d'agriculture progressive (in-8); Petit-Pierre ou le Bon cultivateur (gr. in-18).

2. Voy. l'Année littéraire, t. I, p. 143-145. •

Le Poëme des champs devra à la sincérité même de l'inspiration sa plus grande valeur littéraire. On peut en juger, dès le début, par ce passage de l'invocation :

Intrépide soldat d'une modeste armée,

Soldat qui meurs sans gloire et vis sans renommée,
Conquérant méconnu d'un sol qui te nourrit,
Dans un siècle douteux, sain de corps et d'esprit,
Qui seul gardes toujours, sous une rude écorce,
Le sang vierge, la séve humaine dans sa force,
O toi, qui vis et meurs où le ciel le voulut,
Aîné de la patrie, ô laboureur, salut!

A vous salut aussi, vallons, plaines, montagnes,
Foyers de toute vie épars dans les campagnes;
Salut, tièdes guérets qui couvez un trésor!
Salut, terre d'amour d'où jaillit l'épi d'or!

O terre! ô laboureur! ô richesse suprême!

C'est vous que, d'un vers libre et franc comme vous-même,
C'est vous, votre œuvre immense et vos mâles efforts,
Bienfaits, labeurs, combats du sol dur, des bras forts,
C'est vous, cœurs et sillons où germe l'espérance,
Vous que je veux chanter,

car c'est chanter la France !

Tout pénétré de son sujet, ici, le poëte dépeint la nature avec amour; là, il entonne un hymne en l'honneur du travail de l'homme; ailleurs, il s'élève de l'affection pour le champ natal à l'enthousiasme de la grande patrie. Il décrit tour à tour les saisons, leurs occupations et leurs produits divers. Il ne recule devant aucun détail trivial, quoiqu'il sache appeler à son secours la science, l'histoire, la civilisation, la religion, comme inspiratrices d'une plus haute poésie. On pourrait citer une foule de scènes gracieusement pittoresques, comme ce tableau du calme animé des champs:

Sérénité des champs, fécond recueillement !
Rien n'est à négliger en ce repos charmant.
Tout vit, se meut et croît en cent métamorphoses;
Tout sous mes yeux, auprès, au loin, êtres et choses,

Tout dans le grand tableau, tout dans l'accord parfait,
Produit son humble note ou son puissant effet.

La caille, au bord du nid, caquette dans les trèfles;
Le gai pinson babille en picotant des nèfles;
L'hirondelle, rasant le lac couvert de joncs,
Pousse son petit cri sauvage; les pigeons,

Deux à deux, roucoulent, s'abreuvent à la source;
Le ruisseau voyageur chante et poursuit sa course;
Les saules sur le bord abritent l'or des lis;
Les glauques nénufars baignent leurs fronts pâlis;
Au revers de la haie où mûrit la groseille
Court une âcre senteur de cresson et d'oseille;
Et la mouche qui vole au plus riche butin
Épuise de baisers la lavande ou le thym.
Ailleurs, un linot jase, un merle rieur siffle;
Un grand taureau repu boit, rumine, renifle
Et passe gravement sa langue à ses naseaux.
La génisse, à l'œil bleu, broute, le long des eaux,
Dédaigneuse de l'herbe et du sainfoin des crèches,
Les jeunes peupliers couverts de pousses fraîches.

Le vieux pâtre fredonne une vieille chanson,
En écho des bouviers qui rentrent la moisson;
Et, mêlant leurs appels à tout ce qui murmure,
Les tout petits bergers, pieds nus, cueillent la mûre
Ou l'airelle abritée à l'ombre des sapins,

Ou le fruit déjà rouge aux branches d'aubépines.

Quand le sujet n'est pas gracieux par lui-même, l'auteur du Poëme des champs ne lui prête pas des ornements étrangers; il ne connaît pas la périphrase classique, et il appelle les choses par leur nom. Ce n'est pas lui qui aurait rendu ces vers de Virgile:

Et quatit ægros

Tussis anhela sues et faucibus angit obesis,

par cette triomphante circonlocution :

Et d'une horrible toux les accents violents
Etouffent l'animal qui s'engraisse de glands.

Il laisse à Delille ces belles tournures, jadis si admirées de nos professeurs, et il met résolûment en scène les ébats et la merveilleuse santé de la race porcine. Il en fait un tableau réaliste qu'il éclaire, à la manière de Decamps, d'une chaude lumière. En voici seulement quelques traits:

Ailleurs, un bon gros porc anglais, face gourmande,
Blanc et rose, et charmant pour l'école flamande,
De son petit groin, noyé dans son gros cou,
Flaire si la pâtée arrive vers son trou;

Tandis que dame truie, amorçant de caresse

Ses petits yeux chinois clignotants dans leur graisse,
Des plus doux grognements qu'amour ait inventés
Rappelle ses gorets épars de tous côtés.

Gorets n'écoutent point. .

Sur un mode amphibie alternent leurs plaisirs,
Et dans le frais bourbier où se pavane une oie,
Clapotant, barbottant, s'en donnent à cœur jcie,

Telle la basse-cour que dore un chaud rayon,
Valait bien un regard et trois coups de crayon.

Ce n'est pas moi qui les regretterai. Du moment que la poésie aborde la réalité dans le cadre didactique, elle ne doit pas la transfigurer au point de la rendre méconnaissable. La précision du trait, la netteté de l'image sont les premières conditions du genre : les grands maîtres, Virgile, Lucrèce, n'avaient pas pour la vérité pittoresque ces dédains superbes de l'école de Delille. M. Calemard est un vrai poëte didactique par la fermeté de ses descriptions. Au milieu de cette variété d'objets, d'ordinaire étrangers à la poésie, mais si nettement rendus, je comprends que l'auteur du Poëme des champs ait voulu jeter quelques sujets d'un ordre plus élevé et qui aient plus de séduction poétique. C'est le droit du genre didactique, qui a toujours admis les épisodes plus ou moins habilement rattachés au plan, et où la muse se donne plus librement

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