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du devoir, ne devait pas être assez écoutée. Ses conseils méconnus sont devenus des protestations, et ses protestations dédaignées des condamnations sévères devant l'histoire.

Les brochures d'actualité. La politique et la religion. M. Guizot.

Les dernières années ont été favorables à l'éclosion des brochures d'actualité. Nous avons vu déjà plus d'une fois quelle place elles prennent dans l'histoire contemporaine; cette place est loin de se restreindre. Il n'y a pas un événement propre à exciter quelque émotion qui ne donne. lieu à sa brochure; il n'y a pas une brochure de quelque importance qui n'en provoque une ou plusieurs autres. La politique, la littérature, la biographie, l'économie politique, la religion, tout le domaine des faits et des idées a son histoire dans la brochure. Le catalogue spécial de la librairie Dentu, d'où partent ces nuées de feuilles légères qui ne mènent pas le monde, mais qui attestent tous ses mouvements, sera un jour un des souvenirs les plus curieux de notre époque. Les extrêmes s'y rapprochent; le même jour y voit éclore la satire et l'apologie, la discussion de fait et la question de dogme, le pamphlet et le mandement. C'est le terrain neutre où les opinions contraires se rencontrent, non pour fraterniser, mais pour demander des armes au même arsenal et se mesurer au grand jour de la même publicité 1!

1. Un simple coup d'œil jeté sur le catalogue des Actualités politiques de cette maison, nous permet d'y compter plus de deux cents brochures publiées pour la seule année 1861. Sur le premier plan se détache celle intitulée la France, Rome et l'Italie, par M. le vicomte A. de la Guéronnière, l'auteur reconnu des fameuses brochures anonymes qui ont été le signal de tout ce mouvement (voy. t. II de

Les brochures d'actualité s'élèvent quelquefois aux proportions du livre, comme si leur autorité devait croître avec le format et le nombre des pages. Cette autorité ne se mesure pourtant que sur le talent de l'auteur et sur la notoriété de son nom. M. Guizot, dont la parole est toujours, à ce double titre, assurée du plus grand retentissement, aurait pu se contenter de donner son avis sur la question romaine en quelques pages; il a préféré le donner en un volume qu'il intitule: l'Église et la société chrétienne en 1861. Livre ou brochure, l'avis de M. Guizot devait causer le plus grand émoi.

Dans deux circonstances déjà, M. Guizot avait laissé entrevoir sa manière de penser sur les événements qui s'accomplissent en Italie. Au sein de la pacifique Académie française qu'il présidait, le jour de la réception du P. Lacordaire, il avait tenté de flétrir« ces troubles, ces envahissements, ces bouleversements comme les fruits d'un esprit d'usurpation et de conquête mal déguisé sous les

l'Année littéraire, p. 335 338). Autour d'elles tournent en tous sens les écrits encore relatifs à la question romaine, ce noeud gordien de la situation, tant de fois dénoué ou tranché sur le papier depuis trois ans. Puis viennent, sans préjudice des autres questions extérieures, toutes les questions intérieures auxquelles la renaissance des débats parlementaires a donné de l'à-propos. MM. Edm. About, L. Veuillot, Alf. Assollant, J. M. Cayla, Cénac-Moncaut prennent et reprennent la parole, sans compter les hommes d'Etat, de robe ou d'épée, qui se font hommes de plume pour le besoin de telle ou telle cause, sans compter les anonymes, dans lesquels on reconnaît souvent des publicistes exercés. Ajoutons que la librairie Dentu n'est pas la seule qui édite des brochures; certains auteurs d'écrits de circonstance gardent leur éditeur ordinaire; d'autres s'adressent à des maisons consacrées à la spécialité des questions qu'ils veulent traiter. En réunissant aux deux cents brochures de la seule maison Dentu, pour l'année 1861, le total de celles publiées par toutes les autres librairies ensemble, à quel chiffre arrive-t-on ? C'est un relevé que nous n'avons pas eu le loisir de faire, mais on comprend quel jour curieux la succession de toutes ces brochures jetterait sur la physionomie historique de l'année.

1. Michel Lévy frères, in-8, 272 p.

principes de la démocratie et de la volonté nationale. » Plus récemment encore, présidant la séance publique de la Société pour l'encouragement de l'instruction primaire parmi les protestants de France, il avait tenu un langage plus calme, mais d'une portée plus décisive, et qui donne à la fois le ton et l'esprit de son livre d'aujourd'hui: celuici même n'en est que le développement et la justification.

Une perturbation déplorable, avait-il dit, atteint et afflige une portion considérable de la grande et générale Église chrétienne. Je dis une perturbation déplorable, et c'est mon propre sentiment que j'exprime et que j'ai à cœur d'exprimer. Quelles que soient entre nous les dissidences, les séparations même, nous sommes tous chrétiens et frères de tous les chrétiens. La sécurité, la dignité, la liberté de toutes les églises chrétiennes importent au christianisme tout entier. C'est le christianisme tout entier qui a à souffrir quand de grandes églises chrétiennes souffrent, c'est à l'édifice chrétien tout entier que s'adressent les coups qui frappent de nos jours telle ou telle des grandes constructions qui le composent. Dans de telles épreuves, nous devons à toute la grande Église chrétienne notre sympathie.

M. Guizot, après avoir reproduit ce passage, ajoute: « Ces paroles ont été très-diversement accueillies et interprétées. Beaucoup de catholiques m'en ont vivement remercié. Beaucoup de protestants les ont vivement blâmées et s'en sont inquiétés. Quelques-uns de mes plus intimes amis parmi eux m'en ont témoigné un affectuenx regret. » Le livre de l'Église et la société chrétienne n'est pas fait pour atténuer ces impressions. Les idées dont les germes seuls inquiétaient ses amis se sont développées et librement épanouies. Le protestant qui s'affligeait des maux de l'Église catholique, les signale hautement comme une calamité européenne; le fils de Luther prêche la croisade en faveur du pape; Genève vole au secours de Rome. C'est une alliance intellectuelle, défensive et offensive entre toutes les communions chrétiennes menacées également par la marche, par le progrès de l'esprit moderne.

Pour être un cri d'alarme, un coup de tocsin, le livre de M. Guizot n'en conserve pas moins tout le caractère de dignité calme et de sérénité pompeuse qui nous a si vivement frappé dans ses Mémoires1. « S'il y a dans mes paroles, dit-il, de la vérité, et une vérité qui vienne à propos, plus elle se montrera seule, sereine, étrangère à tout débat personnel, plus elle aura de chances de se faire accueillir. »

La gravité du ton tient ici comme toujours à la méthode de M. Guizot, à ses habitudes d'esprit toutes philosophiques. Quelque question qu'il discute, il s'efforce de la rattacher aux principes qui la dominent; de là une élévation de vues à laquelle répond la largeur du style. Que les questions, en montant si haut, se transforment et s'altèrent, que les faits s'évanouissent au sein même de la lumière que les principes font autour d'eux, c'est un des inconvénients de la méthode elle-même; c'est la faiblesse, comme polémiste, de M. Guizot qui lui doit, comme écrivain, tant de grandeur. A force de regarder aux choses éternelles, le sentiment du présent lui échappe; le chrétien lui fait oublier l'homme, l'Eglise et l'Etat; le ciel lui fait perdre de vue la terre.

L'auteur de l'Église et la société chrétienne traite successivement deux questions: la question religieuse et la question politique. La première a ses préférences; elle renferme et domine l'autre; elle lui impose sa conclusion. M. Guizot, qui « parle à l'Église chrétienne, à toute l'Église chrétienne..., veut parler de l'Église chrétienne, de toute l'Église chrétienne. » A ses yeux, un grand danger la menace : c'est le rationalisme, qui ne peut s'introduire dans le christianisme qu'en le dépouillant de tout caractère religieux. C'est là la grande inquiétude, la terreur de tous les esprits éminents du protestantisme, même de ceux qui ont poussé le plus vivement à l'émancipation de la foi. Et ici

1. Voy. l'Année littéraire, t. III, p. 346-358.

M. Guizot cite deux pages de M. Edmond Scherer, qui expriment admirablement leurs communes opinions sur la nécessité de laisser à la foi chrétienne, dans une certaine mesure, des formules dogmatiques et des légendes merveilleuses'. Une honnête anxiété s'empare donc des hommes religieux quand ils voient s'évanouir le surnaturel, et M. Guizot lui-même ne voit plus « à la place du christianisme, de ses dogmes, de ses espérances, que le panthéisme, le scepticisme et les embarras de l'érudition. »

Il s'agit donc de réconcilier l'Église avec les grands principes modernes, qui sont des dogmes aussi, et que le siècle n'est pas prêt à sacrifier même à la religion. M. Guizot s'efforce de sceller l'alliance entre l'Église chrétienne et la liberté religieuse. Il ne le fera pas sans peine; la vérité et l'histoire lui arrachent même des aveux comme celui-ci : « Je sais, et je le reconnais à regret, que la liberté religieuse, cette conquête, ce trésor de la civilisation mo

1. Nous avons signalé trop rapidement peut-être, l'année dernière, les Mélanges de critique religieuse de M. Edm. Scherer (voir t. III de l'Année littéraire, p. 429). Nous saisissons avec plaisir l'occasion que nous fournit M. Guizot de faire connaître, au moins par une citation, un penseur et un écrivain de plus, avec les idées ou le talent duquel la critique philosophique et littéraire aura désormais à compter.

« .... Je ne puis m'empêcher de demander avec quelque inquiétude si le rationalisme chrétien est bien une religion. Ce qui reste dans le creuset, après l'opération que l'on sait, est-ce bien l'essence des dogmes positifs ou n'en serait-ce que le caput mortuum? Le christianisme rendu transparent pour l'esprit, conforme à la raison et à la conscience, possède-t-il encore une grande vertu? Ne ressemble-t-il pas au déisme, n'en a-t-il point la maigreur et la stérilité? La puissance que les croyances exercent ne réside-t-elle pas dans les formules dogmatiques et dans les légendes merveilleuses, tout autant que dans leur contenu proprement religieux? N'y a-t-il pas toujours un peu de superstition dans la vraie piété, et celle-ci peut-elle se passer de cette métaphysique populaire, de cette brillante mythologie qu'il s'agit d'en éliminer? Les éléments dont vous prétendez dégager la religion, ne sont-ils pas l'alliage sans lequel le métal précieux devient impropre aux rudes usages de la vie? Enfin, quand la critique aura renversé le surnaturel comme inutile et les dogmes comme irrationnels, quand le sentiment religieux d'une part, et, de l'autre, une

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