Images de page
PDF
ePub

Dante dans ces contrées souterraines, peuplées de tant de supplices et de tant de vengeances par l'imagination catholique du moyen âge. Le farouche Florentin ne s'y promène pas comme l'auteur du Chemin des écoliers dans le monde fantastique des légendes rhénanes; la foi l'y conduit, l'horreur l'y accompagne; le souvenir vivant des passions et des intérêts terrestres se mêle à l'effroi surnaturel que lui inspirent l'ouragan sans repos, les abîmes de feu, de fange et de glace. A mesure qu'on s'avance dans les cercles infernaux, la terreur augmente; les vengeances sont plus raffinées, les tortures plus cruelles; et telle est la puissance de la poésie, que toute l'incrédulité voltairienne ne suffit pas pour affranchir complétement l'âme du lecteur de la contagion de l'horreur pour des supplices imaginaires.

Tous les principaux épisodes de l'Enfer sont interprétés par le crayon de M. G. Doré dans la mesure où l'imagination peut les saisir. Rien de plus sombre, en général, que * les paysages où s'accomplissent ces scènes de douleur : des forêts mystérieuses, des rochers arides, des plaines désolées; le plus souvent, il n'y tombe qu'un jour oblique, ce qu'il en faut pour éclairer quelque affreuse torture. M. G. Doré obtient par le crayon des effets de lumière qu'on attend à peine du pinceau. Quelles sinistres lueurs, sous ces rocs entassés, dans ces cachots, dans ces tombes entr'ouvertes! Il n'entend pas moins bien l'art de la composition et des groupes : l'épisode de Françoise de Rimini et la tour d'Ugolin nous présentent trois fois, et sous trois aspects, la même tragédie. Quelle variété et quelle puissance dans cette multitude d'êtres condamnés à d'éternelles douleurs! Quel mouvement, quelle vérité et quelle vie! Sur les visages et, pour ainsi dire, dans tous les membres, quelle manifestation des sentiments! Ici, l'abattement, la prostration du désespoir; là, les contorsions et presque les cris de la douleur aiguë;

ailleurs, la mélancolie rêveuse d'une tristesse où se mêle encore l'affection. L'artiste a voulu parler à la fois aux yeux par les formes, à l'âme par l'expression.

M. G. Doré, dans ses compositions antérieures, s'est montré porté vers l'imitation de Michel-Ange; ici ne devaitil pas naturellement relever de ce grand maître, qui se sentait avec le génie de Dante une si grande conformité? On voit en effet qu'il a rencontré son véritable élément et qu'il se trouve à son aise dans cette fière école. Il faut pourtant lui savoir gré de s'être défendu des exagérations auxquelles un semblable voisinage pouvait l'entraîner. Sur de pareils sujets et avec de telles traditions à interpréter, le jeune artiste a su rester, jusque dans sa fougue, maître de lui-même; il a conservé, dans sa puissante exubérance, la clarté et la mesure. Mais il nous faut quitter ces livres si beaux que recommandent des mérites un peu étrangers à la littérature de l'heure présente, pour revenir à des ouvrages qui sont mieux de la compétence de la critique.

SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

1

La métaphysique d'inspiration et la métaphysique scientifique. MM. Dumesnil et Cournot.

La métaphysique est comme la poésie de la philosophie. Dans ce temps de prosaïsme universel, de découvertes et d'entreprises tendant à un but utile, il semble qu'on attende exclusivement du philosophe des livres d'une application pratique; les méditations sur l'origine de l'homme et ses destinées ultérieures ne paraissent plus au grand nombre que des spéculations oiseuses. Quand la vie est si agitée et si remplie, se préoccuper de ce qui a pu la précéder ou pourra la suivre, semble un anachronisme, comme la manie d'écrire en vers: tant les affaires et l'industrie ne laissent plus de place à la poésie !

Nous ne sommes pas de cet avis: nous aimons l'inutile, car le beau pour les gens pratiques, n'est qu'une brillante inutilité; nous aimons l'effort de l'intelligence tendant vers l'inconnu, sans autre but que la satisfaction d'une curiosité sublime; nous aimons les vérités qui paraissent ne servir à rien, la recherche de l'inconnu, l'éclaircissement des mystères qui enveloppent l'homme, et la lutte contre toutes les obscurités de sa nature et de sa destinée.

Sans doute, dans cette sphère un peu nuageuse, la mé

ditation risque de se perdre dans le rêve. La vérité se révèle sous des contours indécis; une lumière mêlée d'ombre enveloppe tous les problèmes; mais l'homme y respire un air plus pur; il se sent plus grand, plus libre; il fait un emploi plus digne de ses hautes facultés. Nés pour l'infini, vers lequel notre raison, notre sensibilité, tout notre être moral aspire, nous pouvons bien oublier, au milieu des besoins et des tourments de la vie réelle, le but idéal pour lequel nous sommes faits; nous pouvons nous réduire à la vie animale, aux fonctions d'un rouage perpétuellement en mouvement dans le grand mécanisme de la société ni la machine ni l'animal ne sont tout dans l'homme, et, quand notre raison, dont les mouvements naturels peuvent être suspendus, mais non entièrement étouffés, reprend le dessus, dans la conscience, nous reconnaissons bientôt en nous cet être :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

comme dit le poëte, et dont le dualisme vivant a été et sera
toujours le problème humain par excellence et une source
inépuisable de systèmes philosophiques et de religions.
On sait comment le même poëte pose ce problème, avec
l'éternelle antimonie de ses solutions.

Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ces destins perdus il garde la mémoire,
Ou que de ses désirs l'immense profondeur,
Lui présage de loin sa future grandeur,

Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère 1.

C'est ce mystère que M. Alfred Dumesnil ramène une fois de plus sous ce simple titre : l'Immortalité. Il le sonde en philosophe, sans autre guide que la raison. Il va donc sans dire qu'il adopte la solution du progrès indéfini et

1. De Lamartine, Méditations.

2. Dentu, in-18, 386 p.

non celle de la chute. Mais il ne s'arrête pas à faire la guerre aux traditions religieuses qu'il côtoie sur ce grand chemin de l'inspiration; il marche dans l'indépendance de sa pensée, vers ce but qu'on a proclamé si souvent atteint par la foi. L'immortalité de l'homme n'est pas seulement un dogme pour M. Dumesnil; c'est l'objet d'une préoccupation ardente, d'une passion. Il y trouve une réponse aux problèmes de la vie et un adoucissement à des douleurs saignantes; il s'en nourrit dans un recueillement intime; il en entretient ses amis, ses lecteurs, avec des effusions d'âme auxquelles la prose lyrique fournit à peine d'assez poétiques accents. M. Dumesnil fait de l'immortalité presque une question de patriotisme et d'antique nationalité; il n'en va pas chercher la tradition loin de chez nous; il la retrouve sur notre propre sol gaulois, dans le vieil enseignement des druides, et il dit à la nation française chez qui l'on se fait si facilement un jeu de mourir :

Tu as eu raison, la mort n'est rien, la vie c'est un combat. Tu as eu raison, tu as mis l'honneur avant tout. La victoire aime les braves, et ils sont dignes d'envie ceux qui la gagnent en mourant, même quand ils ignorent pourquoi ils combattent et meurent.

Mais tu n'as pas su pourquoi la mort n'est rien, du moins tu l'as oublié ; car tes pères, les Gaulois, le savaient : c'est que la mort est le passage à une autre vie qui continue celle-ci.

Reviens à toi-même.

Ta révélation est supérieure à tous les dogmes, à toutes les légendes étrangères. Tes pères, les Gaulois, n'ont rien à envier aux Grecs et aux Romains, aux juifs et aux chrétiens, leur révélation fut l'immortalité.

Ta tradition c'est d'être le soldat de Dieu '....

1. Voici les titres des chapitres du livre qui est tout entier dans les 78 premières pages: La France; Qui suis-je ? La Mère; Le Réveil de la Gaule; De la Solidarité universelle; Le Ciel sur terre; Tout est Ciel; L'Église universelle. Le reste du volume consiste en notes et fragments qui sont comme les pièces justificatives de ce néo-spiritualisme gaulois.

« PrécédentContinuer »