Images de page
PDF
ePub

despotiquement sur nous depuis plusieurs siècles, nous a déshabitués de l'initiative, et l'on nous gouverne en une foule de choses que nos voisins n'abandonneraient pas à la tutelle de leur gouvernement. En revanche, les Anglais qui ont moins de lois leur obéissent mieux et plus volontiers; c'est peut-être parce qu'on ne leur impose que les lois les plus indispensables.

Voici un échantillon plus complet des procédés et du style de l'auteur de l'Ouvrière; il s'agit des facilités offertes au travail de la femme dans les ateliers par des dispositions charitables, qui ont le tort de ne pas tenir compte des besoins ni des lois de notre nature morale :

Grâce à la crèche et à l'asile, l'enfant du pauvre ne connaît plus ni le froid ni la faim, ni la malpropreté ni le vagabondage. La mère dans son atelier peut être tranquille sur le sort de son nourrisson.

Que lui manque-t-il donc à cette femme, à cette mère pour être heureuse? Il lui manque la présence de son enfant. Si tout se réduisait en ce monde à avoir un abri pour sa tête, des vêtements, de la nourriture, il n'y aurait rien à redire à cette vie en commun. Le pain est abondant, la nourriture est saine, le corps ne souffre pas; mais l'âme souffre. Cette femme à chaque instant est blessée dans sa pudeur, menacée dans sa chasteté; cette épouse vit loin de son mari, ne prenant pas même ses repas avec lui et ne le retrouvant que le soir, quand ils arrivent l'un et l'autre de leurs ateliers, épuisés et haletants; cette mère n'embrasse pas son enfant à la clarté du soleil, elle ne le tient pas dans ses bras, elle ne le dévore pas de ses yeux charmés, elle n'assiste pas à ses premiers bégayements, elle n'a pas les prémices de ses premiers sourires. Etrange illusion de ces mécaniciens de la vie sociale qui font tout par des rouages: la crèche pour l'enfant au berceau, l'atelier pour l'âge mûr, l'hospice pour la maladie et la vieillesse ! Ils songent à tous les besoins de la nature humaine, excepté à ceux du cœur, dont ils ne sentent pas les battements. Ils auront un grand soin de mesurer la quantité d'air et de nourriture qu'il faut à une ouvrière, ils proposeront des lois pour que son travail ne soit pas prolongé au delà de ses forces; mais ils ne feront rien pour que cette ouvrière puisse être une femme. Ils ne savent pas

que la femme n'est grande que par l'amour et que l'amour ne se développe et ne se fortifie qu'au sanctuaire de la famille.

La vie de famille : voilà le grand remède que l'auteur de l'Ouvrière propose contre toutes ces souffrances dont il déroule le tableau trop fidèle. Les institutions qui peuvent fortifier ou développer la vie de famille dans les masses populaires, lui paraissent dignes des plus grands encouragements. C'est à ce point de vue qu'il fait ressortir l'excellence des cités ouvrières dont la ville de Mulhouse lui a offert le modèle, et qu'il nous fait partager sa juste admiration. Ce grand remède de la vie de famille, le cœur et la raison le conseillent à la fois, et c'est pour cela qu'au milieu de tous les faits révélés par les enquêtes, des chiffres fournis par la statistique, le style de M. J. Simon reste toujours ému et sympathique. Il ne sépare pas l'économiste du moraliste, le savant de l'homme on ne peut contester son autorité quand on le voit, maître des faits, entrer dans les questions jusqu'aux détails techniques; mais quand le cœur parle, on est heureux de se laisser entraîner à son éloquence 1.

Ce sont d'autres misères, d'autres plaies sociales que M. Arnould Frémy étudie à un point de vue moins pratique dans les Mœurs de notre temps 2. Il passe la longue et

1. Au succès populaire de l'écrivain, attesté par la succession si rapide de quatre éditions en France et par les diverses traductions à l'étranger, M. Simon a vu se joindre un succès plus rare et plus précieux, celui de la mise en pratique de ses idées : un certain nombre de villes du nord de la France et de la Belgique, Saint-Quentin, Gand, Liége, Verviers, se sont adressées au philosophe pour fonder, par son concours, des cités ouvrières; elles ont voulu tenir de lui les bienfaits d'institutions qu'il avait si bien fait connaître. Partout l'éloquence chaleureuse de M. Simon a fait merveille; des souscriptions de cent, de deux cent mille francs et plus ont été réunies en un soir sous l'impression de sa parole, pour la création d'établissements analogues à ceux de la ville de Mulhouse.

2. Librairie Nouvelle, in-18, 342 p.

triste revue de nos vices, de nos travers, de toutes nos maladies morales; intolérance et hypocrisie, dépravation et fausse pruderie, fanatisme aveugle et prudent égoïsme, besoin insatiable de luxe, altération des sentiments de famille et de l'institution même du mariage par l'influence d'abus tout-puissants: aucun fléau social ne doit sembler trop haut pour échapper à la critique du moraliste, aucun n'est trop bas pour mériter ses dédains. C'est surtout à la bourgeoisie que M. A. Frémy s'adresse : élevée par le progrès continu des derniers siècles, elle doit soutenir, propager le mouvement, non l'enrayer. Dans une société comme la . nôtre, pour les classes libérales, ne pas travailler à élever les autres, c'est déchoir.

Quel exemple donne la bourgeoisie à ceux qui sont audessous d'elle, quel spectacle? celui de toutes les petitesses de l'esprit et du cœur. L'auteur des Mours de notre temps relève les unes et les autres avec une grande franchise. Il a vu ce que tout le monde voit, et il dit ce que presque personne n'ose dire; il touche à toutes les plaies et d'un doigt un peu rude; il y porte le feu et le fer. Il a la main pleine de vérités utiles, mais douloureuses, et il ne craint pas de l'ouvrir. C'est le moyen d'ameuter contre soi tous ceux qui se complaisent dans nos vices ou qui en vivent, mais c'est aussi le secret pour s'attacher toutes les âmes sincères par une vive sympathie.

M. A. Frémy ne sépare pas de nos mœurs la littérature qui a dans tous les temps une mission morale, et qui, dans ce temps-ci, paraît un peu l'oublier. Il s'occupe particulièrement du théâtre; il voit comment les œuvres dramatiques pourraient concourir à la moralisation de la société et comment elles travaillent à sa dépravation. Sur ce point son livre contient des vérités un peu fortes et des observations sévères. L'art, comme le progrès social, doit avoir un but démocratique, et la condition de l'un et de l'autre est la liberté. M. A. Frémy déclare la guerre à toutes les

servitudes sociales, morales, littéraires; il s'élève contre toutes les puissances qui reposent sur la convention et le préjugé. Il a peu de respect pour le dieu Million qui a tant de temples et d'idoles, et on ne peut l'en blâmer; il n'en a pas davantage pour la beauté qui a fait souvent tant de victimes. La guerre qu'il déclare à la beauté même gâte un peu ses protestations contre le triomphe de la chair, et donne un certain air de boutade fantaisiste à son plaidoyer contre le matérialisme du temps. Ce plaidoyer est très-sérieux pourtant, et on y trouve partout l'accent d'une conviction vraie et profonde.

L'étude de tant de misères sociales laisse nécessairement dans l'âme une assez grande tristesse et un certain dégoût du présent. M. A. Frémy nous relève par la foi dans l'avenir, que le présent annonce ou prépare; il dit, en finissant, aux découragés, aux gens qui ne cessent de répéter que tout est perdu, que le Bas-Empire est à nos portes « Prenez tous les siècles les uns après les autres; pesez-les impartialement dans la balance de la raison et de l'histoire, et cet examen fait, soyez sûrs que, malgré toutes nos imperfections, nos inconséquences, nos lacunes, nos fautes passées, présentes et futures, c'est encore dans le dix-neuvième siècle que vous aimerez le mieux vivre.'»

1. En fait de livres de critique sociale et morale, nous nous bornerons à signaler aujourd'hui la longue suite d'études que M. Boucher de Perthes a entreprise sous ce titre les Masques, Biographies sans nom, ou Portraits de mes connaissances dédiés à mes amis (JungTreuttel, Derache, etc.; tome I, in-18, XLIV-484 p.). La publication prochaine d'un second volume nous permettra de revenir bientôt à cette galerie de portraits légèrement satiriques, aussi nombreux, ce n'est pas peu dire, que les masques mêmes qui déguisent plus ou moins mal tant de faux visages dans la société, la politique, la religion, la littérature, les arts, la science, etc.-Disons, pour le moment, que l'auteur unit à la perspicacité la bienveillance, et que sa devise est « Guerre aux choses, paix aux hommes. »

5

Etudes d'histoire de la philosophie. MM. A. Franck et Flottes.

Les études historiques qui ont, dans quelques-unes de ces dernières années, envahi le domaine des sciences morales et politiques au point de faire disparaître entièrement la philosophie proprement dite dans son histoire, semblent, pour le moment, prendre un peu de terrain. Nous croyons représenter d'une manière suffisante le mouvement actuel de ces savantes recherches par deux livres très-différents qui nous font voir les relations fécondes de la philosophie et de la religion, l'un au bout du monde et de la civilisation humaine, dans l'antique Orient, l'autre plus près de nous, dans la formation de notre spiritualisme chrétien.

Ceux qui aiment l'unité, même dans un recueil de fragments, la trouveront dans le volume que M. Adolphe Franck, de l'Institut, vient de publier sous le titre d'Études orientales. Les divers morceaux réunis ici n'ont pas absolument le même sujet, mais des sujets de même ordre, et, conçus dans un même esprit ; ils font jaillir de plusieurs points d'un même horizon des lumières qu'il est facile de concentrer en un seul faisceau. Une première suite d'esquisses, formant près de la moitié du volume, ont un lien plus étroit; elles ont pour objet le droit considéré chez les anciennes nations de l'Orient, et elles sont le fruit des recherches faites par l'auteur pour le cours de droit naturel qu'il professe au Collège de France.

Pour remonter aux origines primitives du droit, M. Franck a pensé qu'il devait s'attacher de préférence aux formes qu'il a revêtues dans les plus anciennes civilisations. De là l'étude du droit dans le brahmanisme, dans le

« PrécédentContinuer »