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des vers-maximes d'invention moderne aux anciens qui nous sont le plus familiers, à Horace surtout. Ce vers tant de fois cité en épigraphe :

Indocti discant et ament meminisse periti,

est tout moderne. Le président Hénault, qui l'employa le premier en tête de son Abrégé chronologique, en était l'inventeur; il l'avait imité de deux vers anglais de Pope. Il se moqua beaucoup des latinistes qui l'admirèrent comme un des vers les plus heureux de l'Épître aux Pisons. La plupart de ceux qui le citent encore le rapportent étourdiment à la même source.

Il y a une histoire analogue sur ce vers :

Ornari res ipsa negat, contenta doceri,

tiré de l'Astronomicon de Manilius, qui en a fourni plus d'un autre; il est aussi rapporté à l'Art poétique, auquel il n'appartient pas davantage. Il en est de même du fameux: Castigat ridendo mores, qui n'est pas d'Horace, mais de Santeuil. Combien faut-il qu'Horace ait rendu luimême de ces oracles du bon sens, pour qu'on lui attribue ainsi tous ceux qui sont en circulation?

C'est le cas de répéter avec Voltaire : « On ne prête qu'aux riches. » Mais avec des chercheurs comme M. Fournier, chacun, riche ou pauvre, reprend son bien : Cuique suum. Non-seulement les geais ne peuvent plus se parer des plumes du paon; mais les paons eux-mêmes ne peuvent prendre impunément aux geais une seule de leurs plumes. M. Fournier a choisi cette heureuse épigraphe : « Il n'appartient qu'à ceux qui n'espèrent jamais être cités, de ne citer personne. L'auteur de L'Esprit des autres qui a tant cité, méritera d'être souvent cité lui-même.

5

Les écueils de l'érudition. Illusions et mystifications.

La bibliographie et l'érudition sont des champs infinis ouverts aux découvertes, et les nombreux Christophe Colombs qui les sillonnent sont souvent payés de leurs labeurs par la joie d'attacher leur nom à des terres nouvelles. Quelquefois ils ne l'attachent qu'à des écueils, et tout leur savoir n'aboutit qu'à une splendide mystification. L'année 1861 en aura vu attribuer à la France une qui a eu le plus prompt retentissement à l'étranger et qui a égayé l'Europe savante aux dépens d'un érudit français, en attendant que l'érudition française prenne sa revanche en riant aux dépens de quelque savant étranger. L'illusion dont notre compatriote paraît avoir été le jouet, a passé d'abord pour une des plus fortes qui aient été consignées dans les annales de la bibliographie et de l'érudition. Il s'agit d'un magnifique volume, exécuté avec luxe typographique et aux frais de l'Etat, renfermant deux cent vingt-huit planches in-8° lithographiées pour cent vingt-huit pages de texte, et portant ce titre curieux : Manuscrit pictographique américain, précédé d'une notice sur l'idéographie des Peaux-Rouges, par l'abbé Em. Domenech, missionnaire apostolique, chanoine de Montpellier, membre de l'Académie pontificale Tibérine, de la Société géographique de Paris, et de la Société ethnographique orientale et américaine de France1. L'ouvrage, publié sous les auspices de M. le ministre d'Etat et de la maison de l'Empereur, est dédié à M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob), bibliothécaire de l'Arsenal.

C'est de la bibliothèque de l'Arsenal que ce manuscrit 1. Gide, in-8 (1860).

est sorti. Il figurait au catalogue sous cette désignation: Livre des sauvages; de format in-8°, il était enfermé dans une boîte in-4°. Jugez de la joie que dût éprouver le missionnaire apostolique en mettant la main sur ce volume crayonné, dit-il, par des sauvages de la nouvelle France. << Trouver dans une bibliothèque de Paris un manuscrit important tracé de la main de quelque Sachem initié à toutes les institutions secrètes de sa tribu! » L'abbé Domenech décrit ce précieux manuscrit que l'Arsenal ne possède que depuis un siècle, et il en cherche l'origine probable. Il suppose que M. de Paulmy, de la bibliothèque duquel il provient, « l'avait reçu en présent de quelque voyageur, comme beaucoup de livres chinois et divers manuscrits orientaux qui lui ont été donnés par des missionnaires. >>

A défaut de renseignements sur l'origine de ce Livre des sauvages, le manuscrit, j'allais dire le monument parle de lui-même; l'abbé Domenech le depeint ainsi : « C'est un recueil de figures et d'hieroglyphes entremêlé de lettres et de chiffres très-grossièrement et très-naïvement dessinés à la mine de plomb et au crayon rouge sur un papier épais de fabrique canadienne. Ce recueil, incomplet au commencement et à la fin, offre en outre des lacunes regrettables dans le cours du volume. Il se compose encore de cent quatorze feuillets, format petit in-4°, plus ou moins altérés par l'eau de mer qui les a fait adhérer entre eux. »

Tel est le monument très-curieux et peut-être unique au monde » que, grâce à l'abbé Domenech, la France aura eu l'honneur de mettre au jour! Car, si nous en croyons l'éditeur, ce précieux monument ayant été communiqué dans le même temps, par le bibliothécaire de l'Arsenal, à un savant missionnaire qui revenait des États-Unis, celuici en avait fait prendre un fac-simile pour l'envoyer, avec bonne et due recommandation, aux archéologues mexicains. Voyez-vous quel danger le pavillon français a couru; car

notre archéologue ajoute « La publication de ce volume aurait été certainement faite par le Congrès des États-Unis; mais nous avons pensé que la France, qui avait recueilli et conservé ce témoin muet de l'occupation du Canada par les Français, devait se faire honneur de cette publication, qui prouvera ses sympathies pour un pays si longtemps uni à la destinée de la France. » Et l'abbé Domenech adresse ses remerciements au ministre et au gouvernement de l'Empereur, qui, en faisant les frais de cette publication, ont daigné s'associer à ses intentions patriotiques.

Au milieu de toutes ces formules admiratives, l'éditeur nous fait savoir que ce manuscrit, le plus rare, le plus singulier qu'on ait jamais publié, appartient incontestablement aux anciennes populations de la Nouvelle-France, et qu'il a été exécuté dans le dix-septième siècle. « Nous n'avons pas, ajoute-t-il, la prétention d'en donner la traduction ce ne serait guère possible avec les faibles renseignements que l'on possède sur la pictographie des PeauxRouges. Néanmoins, nous pensons pouvoir expliquer nonseulement le sujet de ce manuscrit, mais encore un grand nombre des hieroglyphes qu'il contient. » Il faut voir l'abbé Domenech à l'œuvre, et comment, après avoir inventé le mot de pictographie, il divise la chose en plusieurs classes, pour mettre à sa vraie place son manuscrit indien. Il y a la pictographie commune, la pictograpie totémique, qu'il appelle aussi pictographie mystique, « puisqu'elle est uniquement pratiquée par les membres des sociétés secrètes. » Il distingue et classe aussi les récits pictographiés. La plupart se rapportent aux habitudes phalliques, si communes dans le culte primitif, et se traduisent par de barbares dessins qui vont aux dernières limites du grotesque et de l'indécence. Les mœurs, les pratiques religieuses et quelques traditions historiques des Peaux-Rouges vont reparaître devant nous dans ces grossières manifestations.

Hélas! tout cet édifice d'interprétations hiéroglyphiques

et de révélations ethnographiques, bâti sur une nouvelle science, la pictographie, devait tomber devant la plus pauvre des réalités. Si l'on examine le précieux manuscrit, non plus avec les illusions du pictographe américain, mais avec les yeux de tout le monde, ce livre des sauvages, écrit sur papier de fabrication canadienne, n'est autre chose qu'un cahier d'écolier, orné des gamineries et des obscénités dont les enfants du peuple se plaisent à salir les murs; cette langue des Peaux-Rouges, dont l'ethnographe n'a pas la prétention de donner la traduction, se compose de mots allemands vulgaires, très-faciles à comprendre, mais sans rapport avec les scènes religieuses ou de mœurs et les traditions prétendues historiques que la trop savante imagination du missionnaire a cherchées sous les ignobles crayonnages d'un polisson. Ces ronds qui représentent la tête et le corps, ces barres qui figurent les bras, les jambes, ces points chargés d'indiquer les yeux, les seins, le nombril, etc., accusaient, au premier coup d'œil, la main enfantine et vulgaire de leur auteur. L'âge de l'artiste et des habitudes de polissonneries expliquent l'œuvre, son imperfection et ses indécences, et il faut toute la préoccupation, tout l'enivrement d'un épigraphiste en quête d'une bonne fortune pour voir dans ces bonshommes ridicules ou obscènes, ici deux Ouabinos invoquant les esprits célestes, là deux Ouabinos accomplissant « quelque épisode des scènes contre nature pratiquées chez eux dans leurs orgies nocturnes. »

L'interprétation des traits d'histoire est moins scabreuse que celle des pratiques du culte; elle n'est pas moins plaisante. Par l'étude comparée d'un certain nombre de dessins, l'abbé Domenech se vante d'être parvenu à reconstituer le récit entier d'une expédition qui se dirige de l'orient à l'occident. Parmi les planches gravées qui en retracent les phases, il en est une qui contient deux triangles et trois carrés longs remplis de points. Le Champollion des Peaux

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