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RAPPORT,

AU NOM

DU COMITÉ D'INSTRUCTION PUBLIQUE,

SUR L'EXCLUSION DES CENDRES DE MIRABEAU DU PANTHEON1.

Séance du 5 frimaire an II (25 novembre 1793, vieux style),

CITOYENS,

Je viens, au nom de votre comité d'instruction publique, remplir un ministère de rigueur, et

1. Nous sommes enfin arrivés à ce fatal écrit politique qui souleva contre Chénier tant de basses et dégoûtantes clameurs, et qui fut la cause déplorable de ses malheurs privés. Ceux dont l'esprit de parti n'égarait, en 1793, ni la probité ni le bon sens (et ce fut certainement le plus grand nombre) virent avec douleur Chénier s'engager dans une cause honteuse pour la France et pour lui; mais du moins ils furent justes : ils le plaignirent, car il cédait à la plus affreuse nécessité. Tout le tems que dura son discours à la tribune, Chénier fut au supplice; chacune de ses paroles était un outrage qu'il était contraint de faire à sa conscience; et, quand sa bouche prononçait la déchéance de Mirabeau, son cœur divinisait ce grand

m'acquitter du devoir pénible que la Justice et la Patrie m'imposent. Se voir forcé de séparer l'ad

homme. D'autres, malheureusement, aveuglés par le démon de l'envie et de la vengeance, profitèrent de la position critique de Chénier, pour l'accabler davantage. Tout moyen leur fut bon; à défaut d'armes légitimes, ils aiguisèrent contre lui le poignard homicide de la calomnie.

Mais les passions s'éteignent à mesure que les événemens qui les ont excitées s'éloignent. L'opinion publique a déja fait justice des calomnies atroces auxquelles Chénier s'est vu en butte; si, prête à servir d'écho à l'Imposture, quelque bouche innocente et mal en garde contre ses perfides conseils, était tentée de répéter ses clameurs injurieuses, que la réponse suivante soit une leçon pour elle. (Note de l'Éditeur.)

<< Il est une opinion, un vote de Chénier que nous n'en<< tendons excuser en aucune manière. A l'égard des autres, « nous désirerions que ses censeurs voulussent bien prendre << une connaissance un peu exacte des faits et des époques << dont ils parlent: ils sauraient que plusieurs missions lui ont « été proposées en 1793; que, pour les avoir toutes refusées, il fut exclu du comité d'instruction publique; que, « menacé d'une proscription plus sérieuse, et forcé de prendre la parole sur les honneurs qui avaient été décernés, en 1791, « à la mémoire de Mirabeau, il osa rendre hommage aux ta

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lens, au génie et à quelques actions de cet orateur célèbre, << et ne pas dire un seul mot d'un autre homme dont on divini<< sait le délire et les attentats (Marat). Ce silence, au moment « même d'une telle apothéose, en était, sans aucun doute, le « désaveu le plus solennel, l'improbation la plus outrageante; « et nous ignorons ce qu'auraient fait de plus courageux en « une pareille conjoncture ceux qui ont tant blâmé et si peu lu «< ce discours. Les tyrans en jugèrent mieux : ils se promirent « de venger leur idole par la perte de Chénier et de sa famille « entière. Son père fut menacé; deux de ses frères furent ar

miration de l'estime; être contraint de mépriser les dons les plus éclatans de la Nature, c'est un tourment, il est vrai, pour toute âme douée de quelque sensibilité; mais aussi malheur à l'homme qui, dégradé par la corruption, a séparé en luimême la moralité du génie! Malheur à la république qui pourrait conserver les honneurs rendus au vice éloquent! Malheur au citoyen qui ne sent pas que les talens sans vertu ne sont qu'un brillant fléau!

Je vous ai parlé de génie sans moralité et de talens sans vertu : c'est bien assez vous désigner,

« rêtés; il fut bientôt dénoncé lui-même, cité, recherché, « inscrit à son rang sur l'une des pages de la liste des pro« scriptions. Il n'en devint que plus ardent à solliciter la déli« vrance de ses frères; durant plusieurs mois, il n'eut pas « d'autre pensée; et ses instances furent si vives, si persévé– << rantes qu'il parvint à sauver l'une des deux victimes. Nous `« ne prétendons point le louer ici de ces démarches, auxquelles << l'entraînaient les sentimens les plus tendres, mais qu'il aurait << encore faites quand il n'eût consulté que son intérêt per« sonnel; car les périls de ceux qui portaient son nom aggra<< vaient les siens propres; et l'on arrivait à lui en les frappant. « André Chénier périt le 7 thermidor; et cette date toute « seule réfuterait assez une calomnie aussi absurde qu'horrible. « Si quelqu'un, le 7 thermidor, avait en effet le moyen de «< sauver ses parens les plus chers, assurément un tel crédit, << une telle puissance n'appartenait point à celui qui périssait « lui-même si ce régime sanguinaire eût duré quinze jours << de plus. >> (Extrait de la Notice de M. Daunou, placée en tête du 1er volume des OEuvres posthumes de M. J. Chénier.)

«

ou plutôt c'est vous nommer Mirabeau. Je viens, en effet, vous entretenir de cet homme remarquable, investi long-tems de la confiance du Peuple, mais qui, devenant infidèle à la cause sacrée qu'il avait défendue avec tant d'énergie, oublia sa gloire pour sa fortune, et ne songea désormais qu'à rebâtir le despotisme avec les matériaux constitutionnels.

Vous vous rappelez tous, Citoyens, ces époques mémorables où le peuple de Versailles et de Paris, entourant chaque jour l'Assemblée constituante, suivait toutes ses opérations avec une espérance mêlée d'inquiétude, s'informait sans cesse des opinions qu'énonçaient ses Représentans chéris, lisait avidement leurs moindres discours, interrogeait leurs regards comme pour y lire ses destinées, et croyait déja sa liberté affermie, quand il reconnaissait de loin les accens de leur voix. Alors Mirabeau était applaudi, vanté, béni par la Nation entière. On lui avait pardonné les écarts et l'inconsidération d'une jeunesse fougueuse. Son génie, qui se développait dans une carrière digne de lui, sa popularité, qui s'accroissait tous les jours, l'accablaient d'un immense devoir comment s'en est-il acquitté?

Dans toutes les questions qui intéressaient la Nation d'une part, et le Tyran de l'autre, on sait trop que Mirabeau n'employa ses grands moyens

de tribune qu'à grossir la part monarchique, à combler de trésors et d'honneurs un privilégié qui, seul dans la balance, formait équilibre avec tout le Peuple, et à consacrer parmi nous les mystères compliqués et le monstrueux échafaudage de la prétendue liberté anglaise.

Cependant lorsque, le 2 avril, les citoyens, se pressant en foule le long de cette grande rue qui ne porte plus le nom de Mirabeau, revenaient tristement sur leurs pas, et, d'une voix sombre et douloureuse, s'entredisaient: il n'est plus!... oh! vous savez alors, Citoyens, quel hommage unanime obtint sa mémoire. Mort, il eut les honneurs du triomphe! Les sociétés populaires, le Peuple entier : tout partagea l'enthousiasme de regrets qu'avait inspiré aux membres les plus purs de l'Assemblée constituante une mort si peu attendue, si rapide, et qu'on croyait accélérée par les vengeances du despotisme. Chacun de nous, dans ce tems, se rappelait, non plus ses opinions anti-populaires sur la sanction royale, sur le droit de la paix et de la guerre, et sur d'autres questions d'une égale importance, mais les motions vraiment civiques, animées par son éloquence brûlante; mais les paroles solennelles

1. Cette rue porte aujourd'hui le nom de Chaussée d'Antin. (Note de l'Éditeur.)

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