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RAPPORT,

AU NOM D'UNE COMMISSION SPÉCIALE,

SUR LA TRANSLATION

DES CENDRES DE RENÉ DESCARTES AU PANTHEON.

Séance du 18 floréal an IV (7 mai 1796, vieux style).

CITOYENS-REPRÉSENTANS,

L'UNIQUE question que vos commissaires fussent appelés à examiner, et que le Corps législatif ait

1. Le 30 janvier 1796, un secrétaire lut au Conseil des Cinq-Cents une lettre de l'Institut national, qui rappelait à la chambre que la Convention, en 1793, avait rendu un décret portant que les cendres de Descartes seraient déposées au Panthéon, et demanda l'exécution de ce décret. Chénier prit alors la parole:

Citoyens,

<< C'est moi qui fis en 1793 la proposition d'honorer la mé« moire de René Descartes *. La Convention nationale, sur << mon rapport, décréta la translation des cendres de ce grand «< homme au Panthéon français, et ordonna, pour le jour de « cette translation, une fête publique et solennelle. Depuis

+ Voyèz plus haut, page 108.

OEuvres anciennes. V.

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à résoudre aujourd'hui relativement à René Descartes, c'est de savoir si la translation de ses cendres au Panthéon doit avoir lieu le 10 prairial, jour de la fête de la Reconnaissance, conformément à l'invitation qui vous est faite par le Directoire exécutif. Durant la dernière session, le Comité d'Instruction publique, qui luttait avec plus de courage que de succès contre les ravages du vandalisme, sollicita par mon organe, et obtint de la Convention nationale un décret qui accordait à ce philosophe illustre les honneurs dus aux grands hommes. Ce décret, rendu le 2 octobre 1793 (vieux style), formait sans doute un étrange contraste avec cette foule de

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« cette époque, des circonstances orageuses se sont succédé; et la fête ordonnée n'a pu s'exécuter. Je crois digne du Corps « Législatif de reconnaître par un éclatant témoignage les « éminens services rendus à la France et à l'Europe par René « Descartes, qui, le premier, a ouvert le sentier de la vraie philosophie. Il y aurait à ne pas exécuter le décret rendu une « affectation dont nos ennemis ne manqueraient pas de s'em<< parer pour nous calomnier encore, et intenter contre nous de nouvelles accusations de vandalisme. Je sais cependant a que la saison n'est pas favorable, et que nous devons attendre ▪ pour cette fète les beaux jours du printems : je demande en conséquence qu'une commission soit formée pour préparer " un rapport à ce sujet.»>

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Le Conseil décréta la proposition de Chénier; et les membres proposés et agréés pour former cette commission furent les députés Chénier, Grégoire et Daunou. (Note de l'Éditeur.)

lois révolutionnaires que les tyrans anarchistes commandaient à la Convention captive et décimée. Il ne pouvait plaire à l'ignorance toute-puissante, qui avait fait un crime du génie. Les persécuteurs de Condorcet vivant ne voulaient pas honorer Descartes mort: aussi ne cessèrent-ils d'entraver l'exécution d'un décret contre lequel, par un reste de pudeur, ils n'avaient pas osé s'élever publiquement. Lorsque les chefs de cette faction succombèrent au 9 thermidor, le décret rendu sur René Descartes était déja presque oublié. La Convention, combattant toujours les partis toujours renaissans, pressée d'ailleurs du besoin d'anéantir le code anarchique improvisé après le 31 mai, et de lui substituer une Constitution organisatrice et républicaine; la Convention, saus cesse arrêtée dans sa marche par les mouvemens séditieux de germinal, de prairial, de messidor et de vendémiaire, a terminé son orageuse session, sans fixer l'époque où les restes de Descartes recevraient les témoignages de la reconnaissance nationale. Il était réservé au Corps législatif de payer la dette du monde, de recueillir avec vénération les débris d'un de ces hommes prodigieux. qui ont reculé les bornes de la raison publique, et dont le génie libéral est un domaine de l'esprit humain.

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I Vous n'exigerez pas de votre Commission & des développemens inutiles sur les nombreux « services que Descartes a rendus à l'humanité. « Depuis un siècle et demi, son nom retentit « dans l'Europe, et suffit à son éloge. Si le pre« mier des philosophes, l'Expérience, a renversé « son système du monde; si Locke et Condillac « ont été guidés par un fil plus sûr dans le laby<< rinthe de la métaphysique; si même dans les mathématiques, qu'il a portées si loin, de nou« velles découvertes ont illustré après lui Newton, « Leibnitz, Euler, Lagrange, il n'en est pas moins <«< vrai que, le premier de tous, dans l'Europe mo« derne, il parcourut le cercle entier de la phi

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losophie, dont Képler et Galilée n'avaient « embrassé qu'une partie. Il détrôna l'école péri

patéticienne qui régnait depuis deux mille ans. « N'eût-il fait que substituer des erreurs nou« velles à d'antiques erreurs, c'était déja un grand «< bienfait public que d'accoutumer insensiblement « les hommes à examiner et non pas à croire. Il << donna à tout son siècle une impulsion forte et

1. Les alinéas marqués par des guillemets se retrouvent dans le discours que Chénier prononça à la Convention, le 2 octobre 1793; mais, ne pouvant les retrancher ici, sans nuire à la partie oratoire du présent rapport, nous avons mieux aimé les laisser subsister en double emploi. (Note de l'Éditeur.)

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rapide; et ceux mêmes qui l'ont surpassé lui << sont redevables d'une partie de leur gloire; car les grands hommes naissent des grands hommes, « et le génie crée le génie.

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Maintenant, qu'il nous soit permis de vous présenter ici quelques réflexions qui feront écla<< ter l'ignominie du gouvernement héréditaire << en France. Descartes, l'ornement de sa patrie opprimée, se vit contraint de la quitter de << bonne heure, et fut errant toute sa vie. Il es<< suya les persécutions de ce même fanatisme qui, « du tems des guerres civiles de France, avait égorgé Ramus, et qui depuis, en Italie, avait plongé le vieux Galilée dans les cachots de l'Inquisition. Le frère de Descartes, conseiller au parlement de Rennes, rougissait d'avoir pour proche parent le premier philosophe du dix<< huitième siècle. Enfin, le gouvernement s'aper<< çut de l'existence de Descartes: on lui assigna « une pension, qui ne lui fut jamais payée. » Pressé par les besoins, il se retira de nouveau chez l'étranger. Il trouva un asile auprès de cette Christine, qui était reine sans doute, mais reine d'une nation peu docile, et depuis longtems accoutumée à quelques formes républicaines. Cette femme, malgré ses bizarreries, son hypocrite dégoût de la royauté, et sa manie d'être un grand homme, avait quelque chose d'imposant

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