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Quant à l'anarchie révolutionnaire, je n'hésite point à le dire: je crois cet écueil facile à éviter, ou plutôt je le crois évité. Si l'anarchie avait dû relever son front hideux, c'eût été dans la journée même qui vit la chute des conspirateurs royaux; mais, dans cette journée célèbre, les Républicains furent grands de leur expérience. Directeurs, législateurs, généraux, soldats, citoyens: tous rejetèrent loin d'eux l'idée d'une nouvelle révolution. Aucune goutte de sang humain n'a souillé cette époque illustre et destinée à de grands résultats. On a frappé avec sagesse; on a puni avec mesure. Nulle clameur féroce ne s'est fait entendre; nulle vengeance particulière ne s'est assouvie. La raison en est facile à concevoir: durant la longue suite des crises révolutionnaires, chacun s'est instruit par le malheur. On ne saurait trop se pénétrer d'une vérité sensible; on ne saurait trop la répéter aux hommes qui, élevés à des postes éminens, doivent influer sur les destinées de la Patrie: c'est que, dans ces tems déplorables où chaque jour éclairait des supplices; où Bourdon (de l'Oise) et André Dumont proscrivaient Condorcet et Vergniaux; où la vie et les propriétés des citoyens étaient devenues le domaine d'une poignée de brigands, valets du roi Robespierre, il n'est pas un seul ami de la Liberté, quelle que fût la nuance de ses opinions,

qui n'ait gémi, qui n'ait souffert, qui n'ait vu proscrire ses parens et ses amis, qui n'ait redouté pour lui-même les cachots, la proscription et la mort. Il se peut donc, si l'on veut, que certains entrepreneurs de révolutions, dans les accès d'un délire féroce, forment encore des regrets sur le comité décemviral et les comités révolutionnaires; mais de tels hommes sont des exceptions dans la nature, et des exceptions très-rares. Il faut les surveiller; il faut même, s'il y a lieu, les punir individuellement; mais il ne faut pas les rendre forts de vos craintes; il ne faut pas créer de nouveaux fantômes, et supposer, pour la combattre, une faction vaste et puissante, toute prête à relever le trône sanglant de la terreur et l'empire des échafauds.

En vain me citerez-vous deux ou trois noms qui vous offusquent, deux ou trois individus dont vous blâmez avec raison les opinions politiques. S'ils ont le malheur de chérir cette rapsodie démagogique, qu'on appelle la Constitution de 93, ce n'est point avec des menaces et des persécutions qu'on guérit des cerveaux malades. Que sera-ce si, dans le moment même où le Corps législatif est obligé d'adopter des mesures tranchantes et sévères contre les agens démasqués du royalisme, vous lui proposez, le tout par compensation, de déporter des citoyens qui vous dé

plaisent, mais qui ont expié leurs torts par leur infortune, et qui, après une longue captivité, viennent d'être absous par cette haute cour de justice, qui, certes, n'était pas composée de leurs partisans? Alors, vous vous rendez coupables tout à la fois, et d'une attaque très-impolitique, et d'une injustice révoltante. Je vais plus loin: c'est vous-même qui rassemblez les élémens d'une faction. Ces hommes étaient isolés : vous les réunissez par la présence d'un péril commun. Déja acquis à la République, il faut les acquérir à la Constitution de l'an III. L'ouvrage est facile à un pouvoir bienfaiteur qui protège et rallie; impossible à un pouvoir ennemi qui persécute et divise.

Durant la session de la Convention nationale, j'ai vu naître la réaction dans les comités du Gouvernement; et j'ai peut-être quelque droit d'en parler. Je ne fus pas un des derniers à la combattre. Je dénonçai à la tribune ses progrès naissans et rapides; et j'aime à me rappeler combien je fus secondé par Louvet, par ce même Louvet qui manque en ce moment à nos travaux et à nos triomphes; dont toutes les pensées appartinrent à la République, et dont les vrais amis de la Liberté ne cesseront de regretter l'ardeur civique et le talent courageux. Comment s'organisa ce vaste plan de contre-révolution, chef-d'œuvre de

OEuvres anciennes. V.

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Londres, de Vienne, et de Vérone, et suivi jusqu'à ce jour avec une constance augmentée par les succès, et même par les revers? Sa base principale, disons mieux, sa base unique fut la division des Républicains. C'est en divisant que Rovère, André Dumont, Mailhe, Bourdon (de l'Oise), bourreaux vendus à toute faction, parvinrent à proscrire de nouveau les divers élémens de la Convention nationale. C'est en divisant que l'on fit exécuter les mouvemens sous couleur terroriste; que l'on inventa les conspirations d'œufs rouges; que l'on proscrivit les hymnes républicains; qu'aux sons du ridicule et barbare Réveil du Peuple on forma les compagnies de Jésus et du Soleil; que l'on commença dans le Midi un cours de massacres et de noyades; et qu'enfin, dans les murs de Lyon et de Marseille, on ensanglanta l'asile des Prisons. Lorsque le canon du 13 vendémiaire eut reconquis la Liberté, c'est encore en divisant qu'on recomposa la conspiration désorganisée; alors un orateur ignorant et perfide monta à la tribune pour annuler notre victoire1. Des craintes trop généralement répandues secondèrent sa haineuse éloquence. Tous les

1. Barras. Voyez son Discours à la journée du 13 vendémiaire. Il est inséré dans le Moniteur du 5 brumaire 1795. (Note de l'Éditeur.)

journaux des conspirateurs le proclamèrent sauveur de la Patrie, parce qu'il avait dénoncé des Républicains et sauvé les amis de la royauté. Alors fut imprudemment porté au Directoire exécutif ce décemvir Carnot, savant dans l'art de calculer le crime et de semer la discorde; réunissant à lui seul la sombre méfiance de Billaud-Varennes, la féroce jalousie de Roberspierre et la froide atrocité de Saint-Just. Alors Bénésech, à peine digne d'être commis aux approvisionnemens, mérita, par deux années d'une administration stupidement royaliste, la promesse du ministère, au grand jour du couronnement de Louis XVIII. Alors Cochon, qui n'eut jamais d'autre talent que celui d'un intrigant subalterne, Cochon, dominé par des hommes plus méchans et plus habiles que lui, laissa former cette police tutélaire pour les émigrés et les conspirateurs royaux, meurtrière pour la République et ses amis. Alors furent aigris et persécutés des hommes qu'on pouvait rendre utiles, et qu'on ne sut rendre que dangereux. Alors furent provoqués des crimes pour la volupté de les punir. Alors, enfin, sous les auspices les plus menaçans pour la Liberté, furent commencées les dernières élections; et bientôt les administrations centrales, les tribunaux, les deux conseils, le Directoire exécutif lui-même: tout fut infecté d'agens d'émigrés, d'habitués de

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