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être moins au dehors. On peut ajouter qu'il serait grave, au point de vue de leurs relations à venir avec les peuples européens, que l'état politique des Antilles fût modifié à leur profit par le fait de leur intervention armée.

Au point où en sont les choses, si l'Espagne déploie tant de persistance dans le combat, ce ne peut être, ainsi que le disait l'autre jour un personnage politique de Madrid, pour la conservation d'une colonie ravagée par la guerre civile, et où l'autorité métropolitaine ne trouverait probablement dans l'avenir aucune sécurité; c'est pour son prestige dans le monde, c'est pour son histoire et pour son drapeau. On peut se demander, dès lors, s'il ne serait pas désirable que, soit spontanément, soit à l'instigation de nations amies, elle prit le parti de régler elle-même la question de Cuba, de manière à rendre inutiles les insistances américaines. Si la tardive autonomie que le cabinet libéral vient d'accorder ne suffisait pas, comme il y a sujet de le craindre, à ramener la paix dans une île trop profondément bouleversée, l'Espagne s'honorerait en proclamant, de sa libre volonté, et sous la condition de légitimes compensations, l'indépendance de Cuba. Cette nationalité nouvelle resterait encore espagnole, malgré la séparation politique, et quel que pût être la jurisprudence établie à Washington relativement à la doctrine de Monroë, le gouvernement américain y regarderait sans doute à deux fois avant de lui ravir une liberté si chèrement payée. Puissent les événements prochains laisser place à cette solution!

ALEXANDRE ISAAC,
Sénateur de la Guadeloupe.

LA POLITIQUE CHINOISE AU THIBET

Depuis longtemps, l'attention publique était, à l'extérieur, exclusivement occupée des Arméniens et des Crétois, puis à leur suite et plus haut qu'eux, des Turcs et des Grecs; brusquement, alors qu'elle commençait à se lasser de questions de plus en plus traînées en longueur par l'infatigable mauvais vouloir de la Porte, un coup de force est venu la détourner et la reporter beaucoup plus à l'est, vers un autre Orient, aussi confus, aussi convoité, en lui rappelant que là-bas il y avait aussi un « Homme Malade ».

En prenant Kiao-Tchéou, malgré les justes réparations consenties

pour le massacre de leurs missionnaires fait d'ailleurs isolé et non imputable au gouvernement les Allemands ont souligné la faiblesse de la Chine, rendue évidente à tous par chaque détail de la guerre du Japon. Avant 1894, l'Empire paraissait impénétrable et intangible: personne n'eût osé songer à l'entamer, et cette fausse opinion, partout répandue, n'a que trop contribué à nous priver des justes avantages que nous aurions dù retirer des victoires de l'amiral Courbet. Presque seul, avec sa grande compétence des questions extérieures, Jules Ferry avait vu clair, et la fameuse parole qu'on lui reprocha tant alors: « La Chine est une quantité négligeable », était à peine une exagération. Il a fallu qu'un peuple dix fois moins nombreux, mais en plein essor, et resté fidèle à ses vieilles traditions militaires, osàt s'attaquer au colosse pour qu'on vit aussitôt de quel faible argile étaient ses pieds; dans ce grand corps, aucun rouage ne fonctionnait bien, et son écroulement eût peut-être été complet, si l'Europe effrayée de conséquences difficiles à prévoir, mais à coup sûr sérieuses, ne s'y fût résolument opposée. De cette leçon, dure à son orgueil, celle-ci sut du moins tout aussitôt profiler de nouveaux ports furent ouverts, de nouveaux consulats créés. Maintenant ce mouvement s'accentue soit par la force, soit par une diplomatie plus ou moins impérative, chaque nation obtient l'une après l'autre de nouveaux avantages, et l'Allemagne, pour être la dernière venue, n'en a pas pris une moins solide position. Entre toutes, la Russie plus rapprochée, plus clairvoyante aussi des choses d'Extrême-Orient, s'est taillé la plus large part; après s'être fait, en Corée, tirer fort habilement les marrons du feu par le Japon, elle plante son pavillon sur l'importante position de Port-Arthur; au point de vue financier, la concession du chemin de fer de Mandchourie lui assure d'importants bénéfices, et elle en paraît assez certaine pour le pousser avec une activité sans pareille, abandonnant presque en sa faveur le tronçon Irkoutsk-Vladivostock, et en faisant le véritable aboutissement de son Transsibérien. L'Angleterre, dont, après l'occupation de Kiao-Tchéou, la flotte menace les îles Chusan, est en apparence moins bien partagée; en réalité elle prend la part la plus conforme au génie de sa race; moins soucieuse de territoire que de négoce, elle fait stipuler la neutralisation du bassin du Yang-tsé, avec le droit de libre navigation pour ses vapeurs, et se fait confirmer celui d'avoir un de ses nationaux à la tête des douanes chinoises, tant que le chiffre de son commerce restera le plus fort, enfin elle obtient, dernièrement, de s'établir à Weï-Haï-Weï, dès que le paiement inté

gral de l'indemnité due par la Chine au Japon aura amené l'évacuation de ce port. Quant à la France, pour suivre avec la Chine une politique plus douce et de meilleur voisinage, elle n'en atteint pas moins peu à peu les résultats suivants: création de plusieurs nouveaux consulats, dont l'un à Ssumao dans le bassin du Mékong, point fort important pour l'avenir du haut Laos; délimination des deux mille kilomètres de frontière du Tonkin, et pacification de cette région troublée; concession du chemin de fer de Lang-son à Pesé, c'est-à-dire mise en relation directe du fleuve Rouge avec le SiKiang, ou rivière de Canton, prise de possession de la baie de Kouang-Tchean, et stipulation du droit d'avoir un de ses nationaux à la tête de l'administration des postes chinoises. N'imitant pas le dernier mouvement d'attaque des autres puissances, nous n'avons pas menacé Haïnan, bien qu'à la vérité la possession de cette grande île soit le complément indispensable de notre colonie indo-chinoise, mais on nous en a assez prêté le projet pour que la Chine ait pu sérieusement le craindre.

En résumé, l'Empire jaune est impuissant devant la double menace du Japon armé et de l'Europe exigeante: les concessions qu'il fait ne servent qu'à lui attirer de nouvelles demandes, et l'attitude de ses ministres a bien perdu de sa superbe d'autrefois. L'empereur, autrefois invisible et caché comme une idole tout au fond de ses palais séculaires, vient d'être obligé de recevoir le prince Henri de Prusse et de traiter avec lui d'égal à égal. Sous plusieurs formes, l'infiltration européenne l'envahit, et la récente conquête de l'Allemagne, en faisant craquer sa ceinture maritime vient d'en révéler la vulnérabilité. De toutes parts le vieux vaisseau fait eau: la mer monte.

Menacée au nord par la Russie, au sud par la France, à l'est par tous, il est naturel que la Chine se reporte vers l'ouest, où la nature lui a créé une formidable barrière, et qu'elle s'adosse plus fortement aux géants de l'Himalaya, du Karakoroum, et du Thien-Chan. Et pourtant, même de ce côté, elle n'est pas sans inquiétudes, car les Anglais aux Indes, les Russes au Turkhestan, sont de dangereux voisins; mais de ces deux pays elle est séparée par plusieurs milliers de kilomètres d'un sol tourmenté et hostile. Il n'est nul autre coin du monde où la terre oppose autant d'obstacles à l'envahisseur steppes arides où, pendant deux mois de route, le voyageur

ne rencontre pas d'hommes, hauts plateaux formant, à 6.000 mètres, et à bien plus juste titre que le Pamir, le toit du vieux monde, solitudes où tout le long de l'hiver, une bise glaciale souffle en tempête. où l'on ne rencontre d'autre eau que celle des étangs saumâtres, d'autre combustible que la fiente des yâks sauvages, durs pays où tout manque, même l'air. Et plus au sud, ce sont d'autres ennemis, un chaos de chaînes succédant aux chaînes, des cols où la neige ne fond pas, où le vent ne fait pas trêve au fond des vallées les plus grands fleuves du continent, pères nourriciers de toute l'Asie méridionale, roulent leurs eaux torrentueuses sur lesquelles nulle barque ne peut se risquer, que seuls franchissent des ponts de corde, incertains passages jetés au-dessus des abimes. Mais, comme il n'est si mauvaise niche qui n'abrite son chien, cinq millions d'êtres humains sont pourtant venus peupler cette terre ingrate, que ses habitants ont eux-mêmes nommée « Bodyul » ou pays des herbes, sans doute parce qu'il n'y pousse guère que cela. C'est ce « Bodyul » que les Chinois appellent Sitang ou royaume de l'Ouest, et que, l'on ne sait d'après quelle étymologie, l'Europe connaît sous le nom de Thibet.

Parmi tous ses droits, il n'en est pas auquel la Chine tienne davantage qu'à sa suzeraineté sur ces âpres régions: et nous verrons tout à l'heure comment elle se dispose à l'affermir encore. De tout temps, d'ailleurs, elle a tenu à ne pas laisser entamer ses territoires de l'intérieur, sentant qu'elle devait avant tout rester la grande puissance centre-asiatique, et que sa dynastie tartare devait suivre les traditions de ses grands ancêtres Timour-Melek et Gengiskhan. A plusieurs reprises elle a donné des preuves de cette ferme volonté, et les Russes s'y sont heurtés lorsqu'ils ont voulu profiter des troubles qui s'étaient élevés sur leurs frontières de Sibérie pour s'immiscer dans les affaires du pays de Kouldja et de la Dzoungarie. Un premier général chinois ayant signé un traité que Pékin jugea défavorable fut désavoué, rappelé et mis à mort: son successeur, venu avec des forces nombreuses, montra une intention si bien arrêtée de ne céder sur aucun point que les Russes durent reculer, ne voulant pas engager une guerre générale. Plus à l'ouest encore, et pendant des années, elle lutta au Turkhestan contre les musulmans révoltés, n'épargnant ni les hommes, ni l'argent qu'exigeait une guerre rendue ruineuse par l'énorme éloignement du centre de l'Empire et les difficultés de ravitaillement. Elle reconquit tout enfin, et ces vastes territoires forment maintenant une nouvelle province, celle du Kan-sou-nin-Kiang, administrée directement par substitution à l'ancien protectorat.

En ce qui concerne le Thibet, la Chine a, pour y tenir, d'autres raisons que celles qui lui sont dictées par cette politique générale : c'est d'abord qu'il constitue entre les Indes et elle une « marche »> difficile à franchir ; c'est enfin et surtout que, dans Lhassa, réside le Grand Lama, fantoche religieux qui reste encore assez bien debout pour que des millions de Mongols et de Mandchoux le tiennent en vénération, sans apercevoir les mains qui en tirent les ficelles. Si le Thibet et la ville sainte avaient un nouveau maître, celui-là n'aurait pas de peine, grâce à la grande influence des Lamas, à étendre la main sur la Mongolie et sur toutes les pleuplades converties à cette forme du Bouddhisme. Tenir ce pays c'est en tenir avec lui plusieurs autres, et la Chine ne l'ignore pas.

Ce que nous voudrions montrer dans cette étude rapide, c'est la politique suivie jusqu'ici par Pékin vis-à-vis de cette lointaine dépendance et surtout en quoi elle semble maintenant vouloir se modifier. Tout d'abord il convient d'établir que les atlas donnent une idée très fausse de la situation du pays; si l'on jette les yeux sur une carte d'Asie, on voit une ligne frontière nettement tracée entre le Thibet et les trois provinces occidentales de la Chine proprement dite, c'est-à-dire le Yün-nan, le Se-tchuen et le Kan-sou. Or, cette frontière est illusoire à deux points de vue d'abord, en ce qu'elle n'est pas même entièrement connue des Chinois, ainsi que j'ai pu le constater au Yün-nan dans mon voyage de 1895 avec le Prince Henri d'Orléans; ensuite en ce qu'elle n'est pas du tout la véritable ligne de démarcation entre les régions habitées par les Chinois et par les Thibétains. En réalité, celle-ci devrait être reportée beaucoup plus à l'est, et suivre un tracé qui passerait à peu près par Tsé-Kou, Ningyuen Ya tchéou, Song-pang-ting et Sining-fou; un bon tiers de la grande province du Se-tchuen est ainsi, on le voit, entièrement thibétain, et c'est une bande d'environ quatre cent mille kilomètres carrés qu'il convient de retrancher de la Chine, telle que ses cartes et les nôtres la représentent.

Emile Roux, Lieutenant de vaisseau.

(A suivre.)

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