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CHAPITRE XIX.

Nouveau voyage au vaisseau naufragé.

Je me levai avant le jour pour aller au bord de la mer visiter mes deux embarcations. Ma famille ne s'aperçut point de mon départ, et je ne voulus pas troubler son doux sommeil, cet utile réparateur des forces, dont les enfans ont principalement besoin. Je descendis donc doucement l'échelle; j'avais laissé en haut le repos; en bas, je trouvai le mouvement et la vie. Les deux dogues faisaient des sauts de joie autour de moi, en s'apercevant que j'allais en course; le .coq et les poules battaient de l'aile en chantant, et nos chèvres broutaient en remuant leurs longues barbes ; mais

notre baudet, le seul dont j'eusse besoin dans ce moment-là, était encore étendu sur l'herbe et ne paraissait point disposé à la promenade matinale à laquelle je le destinais je l'éveillai un peu rudement, et l'attachai seul à la claie, ne voulant pas emmener la vache avant qu'elle eût donné son lait pour le déjeûner. Je n'eus pas besoin d'ordonner aux chiens de me suivre, et je m'acheminai vers le rivage, agité tour-à-tour par l'espérance et la crainte: là je vis avec plaisir que, grâce à mon ancrage de plomb et de barres de fer, mon bateau et mon radeau avaient résisté à la marée, quoiqu'elle les eût un peu soulevés. Sans tarder, je montai sur le radeau, et j'y pris une charge modérée, pour ne pas trop fatiguer mon grison, et pour être de retour à Falkenhorst pour le déjeûner. Mais qu'on juge de ma surprise lorsqu'en arrivant au pied de notre château aérien, je ne vis ni n'entendis aucun de ses habitans, quoique le soleil fût déjà très-élevé sur l'horizon! je fis alors beaucoup de vacarme et un appel comme s'il eût été question d'aller à la guerre. Ma femme s'éveilla la première, et fut bien

étonnée en voyant le jour si avancé. « Vraiment, me dit-elle, c'est le charme magique du bon matelas que tu m'as apporté hier qui m'a fait dormir si profondément et si longtemps; il me paraît qu'il exerce aussi son influence sur mes quatre fils. » En effet, ils avaient beau se frotter les yeux, ils avaient peine à les ouvrir : ils bâillaient, s'étendaient, se retournaient et se rendormaient. «< Allons, allons, debout! m'écriai-je encore une fois; plus on veut capituler avec la paresse, et plus elle vous retient dans ses lacs; de vaillans garçons comme vous doivent être éveillés au premier appel, et sauter vite et gaiement hors du lit. » Fritz, honteux d'y être resté si tard, fut le premier habillé. Jack le suivit de près, puis François ; mais Ernest, toujours paresseux, fut debout le dernier.

"

Est-il possible, lui dis-je, mon cher Ernest, qu'à ton âge tu te laisses devancer mème par le petit François ?

ERNEST. Ah! papa, c'est si agréable de se rendormir après avoir été réveillé ! on sent le sommeil revenir tout doucement, et ses idées

se perdre. Je voudrais qu'on me réveillât ainsi tous les matins, pour avoir le plaisir de me rendormir.

LE PÈRE. En vérité, voilà un raffinement de paresse dont je ne me doutais pas encore. Si tu prends cette habitude, Ernest, tu deviendras un être efféminé, et tu ne seras propre à rien. Il faut qu'un homme, même sans être comme nous dans une île déserte, songe aux moyens d'exister sans être à charge à la société ; il doit faire avec courage et promptitude ce qui est bien, sans penser à ce qui est commode ou agréable. Celui qui s'abandonne à tout ce qui flatte ses sens devient bientôt la victime de sa coupable complaisance; il est lui-même son plus cruel ennemi. La nature produit des poisons dont la saveur est agréable; mais malheur à ceux qui les goûtent : ils luttent en vain contre les angoisses et la mort. »

Après cette petite moralité, nous descendîmes tous; la prière précéda notre déjeûner, puis nous retournâmes sur le rivage pour achever de décharger le radeau, afin qu'à la marée descendante il fût prêt à rentrer en mer. Alors

j'avais des aides, et je mis peu de temps à ramener à la maison deux cargaisons. Au dernier voyage, la marée commençait déjà à atteindre nos bâtimens ; je renvoyai bien vite ma femme et mes trois cadets, et je restai pour attendre, avec Fritz, que nous fussions toutà-fait remis à flot; mais ayant vu Jack tourner autour de nous et tarder à suivre sa mère, je compris ce qu'il désirait, et je lui permis de s'embarquer avec nous. Peu après, la marée souleva tout-à-fait notre bateau, en sorte que nous pouvions déjà ramer. Au lieu de nous diriger vers la baie Sauveur, pour y mettre nos embarcations en sûreté, je me laissai entraîner

par

le beau temps, qui nous engagea à nous diriger vers le navire ; mais nous ne parvînmes qu'avec beaucoup de peine, malgré un vent de mer très-vif, à atteindre le courant qui devait nous y mener. Lorsque nous arrivâmes, "il était beaucoup trop tard pour entreprendre quelque chose d'important, et je ne voulais pas donner à ma femme l'inquiétude d'une autre nuit d'absence. Je me proposai de prendre seulement à la hâte ce qui se présenterait.

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