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le Mexique et les Etats-Unis, pour établir la libre franchise d'une voie de communication concédée par l'isthme de Tehuantepec.

Mais si l'objet ostensible du traité Clayton-Bulwer méritait des applaudissements sans réserve, les motifs secrets qui l'avaient dicté témoignaient d'une situation difficile et de défiances réciproques. Au fond, les Etats-Unis voulaient empêcher l'Angleterre de mettre la main sur le Nicaragua, où celle-ci avait déjà pris possession de Grey-Town et où le protectorat de la Mosquitie lui créait un droit dangereux d'intervention. L'Angleterre, de son côté, qui pressentait le génie envahisseur des Américains, et qui les voyait s'établir sur tous les passages, sous prétextes de chemins de fer ou de canalisation, était bien aise de sauver au moins son commerce de cet envahissement, en constituant la neutralité de la route future de ses vaisseaux. Or, l'article 1er de la convention résume toutes ces craintes et prévient toutes ces complications. Il décrète qu'aucun des deux gouvernements n'occupera, ne fortifiera, ne colonisera, ne prendra et n'exercera aucune domination sur le Nicaragua, Costa-Rica, la côte des Mosquitos, ou toute autre partie de l'Amérique centrale. L'Angleterre s'interdisait, par ce fait, tout établissement nouveau le long des rivages du Honduras, dont les magnifiques forêts d'acajou l'avaient toujours séduite; mais elle élevait du même coup une barrière légale contre le débordement prévu d'une ambition sans limites et sans contrepoids. Les deux contractants étaient ainsi amenés à formuler la déclaration la plus généreuse et la plus civilisatrice, dans le seul but de s'obliger réciproquement à respecter l'inviolabilité d'un territoire neutre.

Cependant, soit oubli, soit calcul, on avait laissé dans le traité une lacune qui était une porte ouverte à l'interprétation, et qui, en effet, a servi de prétexte aux difficultés actuelles. L'Angleterre possède, de temps immémorial, le protectorat du royaume des Mosquitos et plusieurs autres stations moins importantes sur la côte orientale du Honduras. On appelle Mosquitie une bande de terre de cinq à six cents kilomètres de longueur sur trente-cinq à quarante de largeur, qui borde l'Océan atlantique, de Grey-Town au cap Gracias a Dios, et qui est géographiquement comprise dans le territoire de Nicaragua. Les droits de l'Angleterre sur cette portion du CentreAmérique n'ont jamais été bien définis; mais ils datent de loin. Ils remontent aux derniers efforts des Indiens Mosquitos pour conserver leur indépendance contre les Espagnols. Cromwell venait d'envoyer une flotte à la conquête de la Jamaïque; le roi de ces Indiens, d'accord avec les principaux chefs de son peuple, réclama la protection de l'Angleterre, qui la lui accorda. Depuis, tant qu'a duré la domination espagnole, et, plus tard, sous le régime de l'indépendance, le

TOME XXVI.

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gouvernement anglais a toujours reconnu un roi mosquito de race indienne, dont le dernier a mème légué ses Etats à la reine Victoria. Nous ne disons pas que cette reconnaissance fût très loyale. Le Honduras et le Nicaragua ne l'ont jamais acceptée. Mais enfin, elle est antérieure à toutes les révolutions modernes de l'Amérique, et, en l'absence de titres contraires, on peut regarder les prétentions britanniques comme consacrées par une espèce de prescription internationale. Quant aux autres possessions anglaises sur cette côte, elles se composent de l'établissement de Belize dans le Yucatan, d'un petit territoire situé entre le Sibun et la Sarstoon, dans le Honduras, et de quelques îles voisines; et leur légitime occupation n'était pas contestée à l'époque du traité de 1850. Ce n'était d'ailleurs pour l'Angleterre que le siége d'une exploitation de bois de teinture et d'ébénisterie, régulièrement organisée dès 1783, en vertu d'une concession de l'Espagne, et tout à fait inoffensive au point de vue politique. Or, les Américains prétendent aujourd'hui que le maintien de cette occupation, aussi bien que le protectorat de la Mosquitie, constitue une violation flagrante de la neutralité convenue. Ils tirent de l'article 1er cette conclusion que les deux parties contractantes s'étaient engagées également pour le présent et pour l'avenir, qu'elles ont fait abandon, ipso facto, de tous leurs droits antérieurs comme de toutes leurs prétentions, fondées ou non fondées, et ils exigent que l'Angleterre se retire complètement du territoire du centre-américain, l'établissement de Belize excepté, sous peine de considérer eux-mêmes le traité comme non avenu, l'Amérique centrale à leur merci et les relations diplomatiques des deux pays comme rompues.

Lorsque M. Pierce a donné à cette thèse hautaine le retentissement de son dernier message, la discussion était fermée depuis longtemps. L'Angleterre avait repoussé, dès le premier jour, une interprétation qui lui imposait des sacrifices sans réciprocité. Elle soutenait que le traité n'était que de pure prévision et ne pouvait exercer aucune influence sur l'état de choses existant avant sa conclusion. Les Etats-Unis, de leur côté, avaient déclaré à plusieurs reprises qu'ils ne sortiraient pas de leur ultimatum. Il n'y avait donc aucune entente possible sur le fond même du différend. Les deux cabinets continuaient à protester de leurs intentions conciliantes et de leur désir sincère d'éviter une rupture également funeste aux intérêts des deux nations. Mais cette rupture existait de fait dans les termes de leur correspondance, et, dès l'année dernière, elle paraissait imminente dans les rapports mutuels. Lord Clarendon, sommé le 11 septembre, par une dépêche de M. Buchanan, de don ner une dernière réponse à l'argumentation du gouvernement amé→ ricain, avait déclaré, d'une manière catégorique, que l'Angleterre ne

voulait étendre ni les limites de ses possessions, ni la sphère de son influence dans l'Amérique centrale, mais qu'elle n'était pas disposée à restreindre l'une ou l'autre par suite d'une interprétation à laquelle elle ne pouvait s'associer.

C'est dans cette situation, aggravée encore par le ton du message, par les théories absolues de la presse américaine et surtout par la marche des événements, que le cabinet de Londres proposa à celui de Washington de s'en rapporter à l'arbitrage d'une tierce puissance. Dans nos idées européennes, rien n'était plus logique que cette proposition. C'était même la seule combinaison de forme qui pût tourner la difficulté du fond en la limitant. La raison publique du monde civilisé devenait ainsi le juge désintéressé de deux interprétations contraires, qui se rattachaient à trop d'intérêts pour ne pas être un peu partiales. Mais, il faut le reconnaître, on ne limite pas des intérêts de cette nature avec une simple définition de termes; on ne réduit pas à une question de jurisprudence un conflit qui touche aux entrailles mêmes d'une nation. Nos idées européennes ne sont d'ailleurs plus de mise de l'autre côté de l'Océan. Nos notions de justice et de droit s'y trouvent subordonnées à un axiome dominateur, né de l'orgueil et de l'égoïsme, en vertu duquel la grande république ne relève que d'elle-même. Déjà, en 1850, quand le traité Clayton-Bulwer fut signé, une fraction exclusive de l'opinion l'avait violemment désavoué au nom de ce principe. La minorité d'alors ne tolérait pas qu'on supposât à une puissance quelconque le droit d'intervenir, à quelque titre que ce fût, dans le règlement des affaires américaines. Or, cette minorité est devenue majorité. Les whigs, qui maintenaient à la fois la tradition morale et la solidarité fraternelle de l'Europe, ont fait place à une démocratie essentiellement personnelle, et surtout essentiellement matérialiste. Que pouvait devenir une proposition d'arbitrage tombant dans un pareil milieu? Elle devait être repoussée, et elle l'a été. Le gouvernement anglais a recommencé l'épreuve; il a prouvé par cette seconde invitation qu'il était disposé à toutes les concessions honorables pour conserver la paix. Mais le sort de la première démarche et les derniers événements politiques de Washington ont dû enlever toute illusion à ses hommes d'Etat.

Est-ce à dire que la question soit insoluble? Nous croyons, au contraire, qu'elle ne renferme pas une seule difficulté sérieuse. Seulement, pour être résolue, elle doit être posée, et jusqu'ici elle ne l'a pas été. Deux grandes nations qui vivent l'une de l'autre, qui échangent chaque année pour quinze cents millions de produits, ne

Dépêche du 22 septembre 1855 à M. Buchanan, no 182.

peuvent pas rester sur le qui-vive, toujours à la veille d'une guerre fratricide! Il y a d'ailleurs une loi supérieure qui réclame ici son application. L'Europe, si justement fière de son droit public, si glorieuse surtout de son principe de solidarité internationale, peut-elle se faire la complice tacite d'une violation permanente de ce droit et de ce principe? Doit-elle regarder comme légitime en Amérique ce qu'elle ne tolérerait pas une heure chez elle, ce qu'elle vient d'empêcher si magistralement et au prix de tant d'efforts contre la Russie? Nous ne disons pas encore qu'elle ait une œuvre nouvelle de justice à accomplir; mais elle a évidemment une loi morale à promulguer. Or, l'occasion ne saurait être plus opportune; la convention du 19 avril 1850 contient précisément les bases de l'ordre universel qu'il est urgent de faire prévaloir. En abordant franchement cette thèse souveraine, en ne reculant devant aucune des difficultés apparentes du problème actuel, nous verrons ces difficultés s'évanouir une à une, et la question se simplifier comme par enchantement, pour aboutir à une solution nécessaire, qui, une fois formulée, sauvera en même temps l'Europe d'une honte et l'Amérique d'une dépravation.

Il y a dans le conflit des interprétations, comme dans celui des enrôlements, deux éléments distincts: la lettre et l'esprit. C'est au nom de la lettre que l'arbitrage a été proposé; c'est au nom de l'esprit qu'on l'a repoussé. L'argumentation anglaise a eu le tort de s'enfermer dans le texte même du traité, mais dans ces bornes étroites, elle était logique. Il est de règle, en effet, pour les actes. de ce genre qui réclament l'abandon d'une position acquise, que cet abandon soit nettement stipulé et non laissé à l'induction pure et simple. Or, rien dans la convention de 1850 ne faisait une loi à l'Angleterre de se retirer des points qu'elle occupait légalement. Ses établissements de Belize et des Iles de la Baie n'y sont pas même nommés. Le protectorat des Mosquitos y est au contraire reconnu implicitement par les Etats-Unis, qui ne demandaient au protecteur que de ne pas élever de fortifications sur le sol protégé. Les mesures convenues entre les deux pays ne règlementaient donc que l'avenir. Leur portée rétroactive n'est indiquée dans aucun article spécial; et, si nous en jugeons par quelques actes ultérieurs, la pensée des Américains n'allait pas alors au delà du texte écrit. Il a fallu, en effet, une nouvelle convention du 30 avril 1852 pour définir la position de l'Angleterre vis-à-vis du roi des Mosquitos, et pour faire restituer le port de Grey-Town à l'Etat de Nicaragua; et lorsque, le 17 juillet de la même année, une proclamation de la Reine constitua en colonies les îles de Roatan, de Bonacca, d'Utilla, de Barbaras et d'Helena qui forment les possessions de la baie de Honduras,

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si le parti démocrate de l'Union réclama au nom du traité de 1850, et posa, pour la première fois, la question qui s'agite aujourd'hui, il n'en resta pas inoins acquis que l'administration whig, alors au pouvoir, reconnaissait complètement le droit de l'Angleterre à agir ainsi.

En s'en tenant donc simplement à la tradition diplomatique, corroborée ici par les faits, la formule du traité Clayton-Bulwer n'est explicite que pour l'avenir. Elle n'interdit que les tentatives nouvelles de conquête ou de colonisation; elle se tait sur les possessions acquises de temps immémorial. Ce n'est que plus tard qu'on a vu surgir une interprétation plus rigoureuse et des exigences plus absolues. Mais alors la situation respective des deux pays était complétement renversée. Un travail intérieur avait fait fermenter des hardiesses inattendues. Le mot d'ordre d'un parti égoïste tendait à devenir la théorie d'un gouvernement; le silence de l'Europe encourageait encore cette perturbation par la certitude de l'impunité. Il en est résulté l'esprit nouveau qui dirige les affaires et les protocoles de l'Union le besoin de chasser les puissances européennes du sol américain en général et de l'Amérique centrale en particulier, sous le prétexte spécieux de garantir son indépendance. Eh bien! soit. Nous prenons acte de ce but avoué qui est, en effet, très conforme à l'esprit de la convention de 1850. Il faut que l'Amérique centrale soit un territoire neutre, inviolable, jouissant d'une indépendance complète, dût l'Angleterre renoncer à protéger un roi sauvage et ses dix mille sujets, dût-elle même se retirer, comme puissance publique, de ses petites colonies industrielles du Honduras. Mais est-ce bien de ce côté que se montre le danger réel? Sont-ce les violences britanniques qui menacent la sécurité et l'autonomie de la race hispano-américaine? L'Angleterre, nous le reconnaissons, a eu ses mauvais jours; elle n'a pas toujours été guidée par une stricte justice. Sa prise de possession de San-Juan de Nicaragua, en 1848, au non de la souveraineté du roi des Mosquitos, n'était justifiée par aucun droit sérieux, et plusieurs fois son attitude dans ces régions a soulevé des défiances et des haines qui durent encore. En reconnaissant ces écarts historiques du gouvernement anglais, nous nous plaçons au point de vue de 1850, nous constatons le double fait des craintes de l'Union et des inquiétudes des petits gouvernements espagnols. Mais depuis qu'un règlement solennel est intervenu pour affranchir de toute domination étrangère la route future qui supprimera le cap Horn, de laquelle des deux parties contractantes sont venues les violations et les menaces? Au moment de la signature du pacte, l'Angleterre pouvait paraître le voisin le plus redoutable; six ars après, à l'heure où nous écrivons, le drapeau britannique serait

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