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L'APOCALYPSE HUMANITAIRE

LES CONTEMPLATIONS

PAR VICTOR HUGO

Les Contemplations ont été l'événement d'un jour. On a ouvert avec avidité ce livre qui nous apportait l'écho d'une grande voix. Dans cette attente universelle, il n'y avait plus d'amis ni d'ennemis, il n'y avait que des impatients. L'heureuse occasion d'oublier ce qui divise! Croit-on qu'il y eût eu personne assez ennemi de sa jouissance pour ne pas se livrer entièrement, et sans arrière-pensée, au charme des beaux vers, si la source des beaux vers avait jailli? Quelle trève de Dieu que l'apparition d'une poésie noble, calme, inspirée, au milieu des passions encore émues? Doutez-vous qu'il n'y eût eu comme une réconciliation universelle de toutes les intelligences dans l'enthousiasme ? Un beau livre aurait été capable de ce miracle, et M. Victor Hugo pouvait faire ce livre. Pourquoi ne l'a-til pas fait ?

Car enfin, il faut dire tout haut ce que chacun pense, il y a eu déception. A part les enthousiasmes prémédités qui ont produit çà et là des dithyrambes vagues, à part aussi les louanges indiscrètes, mais sincères, de quelques amis du poète qui le trompent de bonne foi en l'exaltant dans ses défauts, le livre a excité de la curiosité et de l'étonnement, rien de plus. Méritait-il un autre sort? Je ne le crois pas, au moins dans son ensemble. M. Victor Hugo nous revient plus obstiné que jamais dans une fantaisie gigantesque et systéma– tique. J'ai bien peur que ce ne soit là désormais une incurable

infirmité et que tous les conseils, toutes les supplications des amis de la vraie et grande poésie ne viennent se briser contre cet inexorable orgueil. Jamais le parti-pris d'étonner le lecteur, jamais la résolution de conduire son public à travers les régions troublées du rêve, ne s'étaient plus clairement manifestés que dans cette dernière œuvre, qui semble être comme un suprême défi à la pauvre et chétive raison. Que dans ce perpétuel travail d'une imagination qui se torture et se hausse aux grands effets, il y ait de la force, cela est de toute évidence; il y a de la convulsion aussi. Que dans cet immense débordement d'une poésie fièvreuse et hallucinée, il y ait de temps à autre un vers noblement et simplement beau, quelques strophes qui emportent l'âme du lecteur dans leur vol harmonieux, quelques sentiments vrais et délicieusement exprimés, il faudrait être aveugle ou injuste pour le nier. Mais hélas ! c'est là l'exception aimable, tout le reste appartient au vertige. Nous mettrons notre scrupule à signaler les rares beautés, éparses dans les dix mille vers du livre ; pour le reste, nous marquerons en toute franchise les défauts inouïs qui déparent l'œuvre, faussent l'inspiration, et font dévier le poète à chaque instant hors du vrai et du beau. Avons-nous besoin d'ajouter que si, dans tous les cas, la franchise littéraire est un droit de la critique, il est des circonstances qui rendent la personne plus particulièrement sacrée ? C'est un devoir strict, et nous saurons l'observer, sans que notre sincérité ait à en souffrir. Nous jugerons l'écrivain librement, comme nous aurions aimé à l'admirer librement aussi. L'homme n'est pas en question ici: il ne s'agit que de poésie.

M. Victor Hugo a divisé son livre en deux parties: la première, Autrefois (1830-1843); la seconde, Aujourd'hui (1843-1856). La première partie se subdivise elle-même en trois livres dont chacun porte un nom particulier: Aurore, l'Ame en Fleur, les Luttes et les Rêves. La seconde partie comprend également trois livres : Pauca mea, En marche, Au bord de l'infini. Si de ces titres très généraux nous descendions aux titres particuliers des pièces qui composent ce recueil, il y aurait lieu de signaler déjà une singulière prétention à la bizarrerie Paroles dans l'ombre, Crépuscule, Melancholia, ?, Lueur au couchant, Mugitusque boûm, Pleurs dans la Nuit, Cadaner, A celle qui est voilée, Horror, Dolor, Nomen, Numen, Lumen, Ce que dit la bouche d'ombre, etc... Ces titres vagues, immenses, ténébreux, ont pourtant un avantage. Ils donnent assez bien la note du livre. L'étrange pensée, pour un poète, d'attacher tant d'importance à un titre ! C'est là du reste une habitude invétérée chez M. Victor Hugo, et ce serait une puérilité d'insister davantage. Mais nous nous rappelons, involontairement, que ces admirables poésies,

qui ont la douce popularité de toutes les âmes et de toutes les mémoires, ont des titres parfaitement simples: le Lac, Espoir en Dieu, Fantômes.

Avant d'aborder les idées qui sont la substance philosophique du livre, et de suivre le poète haletant à travers les abîmes et les fondrières, nous voudrions nous arrêter un instant à considérer chez M. Victor Hugo le procédé matériel qui se montre dans cette dernière œuvre à chaque page, presque à chaque vers. A tort ou à raison, j'appelle procédé matériel tout artifice de style, de langue, de prosodie destiné, dans l'intention du poète, à saisir fortement l'âme du lecteur par la surprise de l'imagination ou des sens. J'appelle procédé toute recherche excessive ou singulière de la forme. Il y a une famille d'écrivains qui, par instinct ou par réflexion, mettent leur effort à cultiver ces singularités du détail, à préparer, par exemple, un grand effet de style, de très loin et à travers une série de phrases ou de mots artistement gradués, ou bien encore à isoler un vers magnifique au milieu de négligences préméditées, pour en mieux faire ressortir la grandeur, ou enfin à terminer une longue tirade par un de ces traits qui sont comme le coup de foudre final. Virgile et Horace ignorent ces savants artifices. Lucain et Claudien les prodiguent. Le chef-d'œuvre du genre est le début du poème contre Rufin, où le poète se complaît à développer longuement le lieu commun des philosophies sceptiques, le doute sur la Providence, l'incertitude sur les dieux, le tout pour arriver à ce trait fameux:

Abstulit hunc primum Rufini pœna tumultum,
Absolvitque deos.

Remarquez comme le second vers s'arrête brusquement au premier hémistiche, contrairement aux habitudes de la poésie latine, pour forcer l'attention et l'applaudissement. N'est-ce pas là le type du procédé matériel, et n'est-il pas curieux de retrouver chez un vieux poète les artifices ingénieusement puérils de nos contemporains?

Il y a d'autres procédés: il nous suffira d'indiquer les irrégularités voulues, les incorrections à effet, les mots étranges et rares, auxquels il faut joindre, dans notre langue, les rimes impossibles. Il serait trop long de rechercher, dans le nouveau livre de M. Victor Hugo, les innombrables exemples où peut se saisir cette continuelle prétention à étonner l'œil ou l'oreille. Citons au hasard.

Dans cette fameuse lettre où l'auteur malmène si durement un pauvre marquis, et, sous prétexte de marquis, l'ancien régime et la royauté, après un long développement qui se termine ainsi :

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Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe?
Dois-je exister sans être et regarder sans voir?

Et faut-il qu'a jamais pour moi, quand vient le soir,
Au lieu de s'étoiler le ciel se fleurdelise?»

Je trouve ce vers, isolé à dessein, escortant le mot sublime, en vedette :

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Quel solennel enfantillage! et faut-il que le poète s'arrête et nous arrête sur un mot, comme le chanteur sur sa roulade? Ceci est le procédé typographique. Il se rencontre à chaque instant.

Je ne m'attarderai pas aux rimes impossibles qui terminent des lignes pareilles à celles-ci :

ou bien :

« On voit, parmi leurs vers pleins d'hydres et de stryges,...

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Que dites-vous des stryges? Connaissiez-vous Schinderhannes? La grande innovation poétique, que tout le monde a remarquée, en ouvrant le livre, consiste à marier contre nature deux substantifs qui hurlent de cet accouplement hideux.

Ces unions, qui font rougir la langue française, donnent naissance à des vers incroyables. En voici quelques-uns pris au hasard :

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Nous aurions encore: la bouche tombeau, la caverne vérité, le fossoyeur oubli, le monde châtiment, le grelot monde, la cendre étincelle, l'aurore crête du coq matin, l'océan pensée, l'océan creation, l'hydre univers, le spectre providence, le cheval Brunehaut et le pavé Frédégonde, le gibet misère; mais le chef-d'œuvre du genre est cette strophe:

L'arbre éternité vit sans faîte et sans racines.

Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré;

L'espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,

Emplit l'homme effaré. »

La rime est d'une richesse fabuleuse chez M. Victor Hugo; mais souvent à quel prix !

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Et nous apercevons, dans le plus noir de l'arbre,

Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre

Les Kant aux larges fronts.... »

....... Les étoiles, points d'or, percent les branches noires,
Le flot huileux et lourd décompose ses moires

Sur l'Océan blêmi.......... »

...... Elle (la vie) plonge à travers les cieux jamais atteints,
Sublime ascension d'échelles étoilées,

Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,

Rattache l'astre esprit à l'archange soleil.... ›

Laborieuse bizarrerie qui fatigue l'esprit en le forçant à chaque instant à faire des tours de force pour comprendre. A la longue, on y prend une courbature.

Nous ne sommes pas au bout de ces singularités de mots. On a remarqué, depuis longtemps, le prodigieux abus que le poète fait de certaines rimes: ombre, sombre, énorme, difforme, cîmes, abîmes, étoilées, ailées, les millions de lieues qui amènent infailliblement les queues des paons ou les légions bleues des anges, le voyant et le flamboyant, le fulgore et la mandragore, les avernes et les cavernes, les ténèbres et les algèbres, les alcyons et les rayons. Le retour périodique de ces mots étranges et bruyants donne à tous les vers de M. Victor Hugo un faux air de bout rimé grandiose. Comme il a ses rimes privilégiées, il a des couleurs favorites. Cette fois, c'est la couleur fauve qui rayonne du premier au dernier vers. Tout est fauve l'univers, la plante, le gouffre, la nature :

. Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l'once et le basilic,

L'homme expire....

Il faut ailleurs qu'on voie tout-à-coup un vers fauve sortir de l'ombre. Hésiode est proclamé le grand-prêtre fauve des forêts. Que de choses fauves l'œil du poète aperçoit ! Mais il en aperçoit un plus grand nombre encore qui sont effarées. M. Victor Hugo a vu des anges effarés, des lueurs effarées. Une belle fille effarée et sauvage lui est apparue un jour de printemps, dans les joncs. Il a vu des

TOME XXVI.

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