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goules effarées; cela me semble assez naturel pour les goules. Mais grand Dieu ! qui se douterait que Racine ait été effaré comme une goule, et Abraham lui-même, ainsi que le prouvent ces vers :

A Racine effaré nous préférons Molière.
Des Zoroastres au front blême

Ou des Abrahams effarés. »

Ailleurs, c'est l'homme qui voit, qui adore et s'effare. Enfin, nous entrevoyons les arches et les piles du pont monstrueux qui joint l'homme à Dieu, et l'horreur effare nos pupilles. C'est un effarement universel.

Les images horribles, énormes, surabondent :

a

« Je violai du vers le cadavre fumant....

Depuis quatre ans j'habite un tourbillon d'écume,
Ce livre en a jailli........ »

Presque à chaque page, ce sont

« Des gouffres monstrueux, pleins d'énormes fumées.

Ou bien encore des mondes-spectres, allant, blêmes, dans l'immensité,

Tristes, échevelés par des souffles hagards,
Jetant à la clarté de farouches regards,

Ceux-ci, vagues, roulant dans les profondeurs mornes,
Ceux-là presque engloutis dans l'infini sans bornes,

Ténébreux, frissonnants, froids, glacés, pluvieux, etc. »

Dans les brumes et les ombres, apparaît le grand spectre-Providence, qui semble plutôt être un épouvantail qu'un protecteur pour tous ces mondes-spectres. On le voit, le style est funèbre, c'est le râle de l'agonie universelle. Etrange Apocalypse, moins l'EspritSaint.

Ce ne sont pas là des critiques de mots. Ces images violentes, sauvages, ce style fauve, hagard, effaré, expriment plus vivement que nous ne pourrions le faire les emportements d'une fantaisie lugubre et les hallucinations maladives d'une pensée qu'entraîne dans ses profondeurs le puits du vertige éternel. La répétition perpétuelle des mêmes mots et des mêmes images indique assez clairement la préoccupation de l'écrivain. Plus tard, nous verrons comment ces hallucinations sont devenues, pour le poète, un système tout entier, une philosophie, une théodicée. Nous n'en sommes ici qu'à donner une idée du procédé matériel.

Le poète a eu de tout temps et a conservé, même dans les plus

prodigieuses aberrations de son talent, un don singulier, un sens d'une subtilité extraordinaire pour saisir les plus secrètes analogies par lesquelles se touchent les plus lointaines extrémités des choses. Il a une étonnante perception des rapports; aussi sa langue n'a jamais été qu'une langue d'images. Mais ce qui a été l'âme même de sa poésie, le sens des rapports, menace aujourd'hui de l'entrainer, s'il n'y prend pas garde, à une suprême extravagance. On dirait parfois, en lisant ses vers, une série de logogriphes :

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Quel rapport y a-t-il entre l'idéal et un œil? La réponse est difficile à faire. Essayons pourtant. On a dit souvent que la science détruit la faculté de voir les choses avec illusion. L'idéal périt avec le mys-tère et le mystère disparaît à mesure que la science avance. De là à penser que la science perçant l'idéal agit comme un glaive qui crève un œil, et à dire, par une forte ellipse de pensée, que l'idéal est un ail que la science crève, je vois bien une série d'analogies lointaines, mais que ces analogies sont bizarres! On avouera qu'un commentateur est ici plus nécessaire que pour le vers le plus obscur d'Eschyle. O les amis imprudents du poète qui le précipitent dans la décadence par des flatteries insensées!

La nature, splendide dans la plupart de ses créations, semble s'être jouée, par une sorte d'ironie, à créer des monstres. Il y a là, pour M. Victor Hugo, une occasion assez naturelle de dire que la nature a deux langues : l'une admirable, altière, l'autre qui n'est qu'un bégaiement obscur. Mais voyez comme aussitôt, sur la pente périlleuse des analogies, l'idée, juste d'abord, roule, tombe, s'altère et arrive informe au bas de la tirade :

Le lion, ce grand front de l'antre, l'aigle, l'ours,
Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et splendide, le Verbe;
Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc sont le patois!

Une chouette clouée sur une porte le fait rêver. Le Christ a été cloué, lui aussi. Rapport de mots, c'est assez. Et voici la plus étrange des comparaisons qui se déroule devant nous. Notez bien que le poète est sérieux et, dans son intention, ne blasphème pas. L'âme divine arriva sur terre :

...... Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs éternelles
Qui passaient dans la nuit d'en bas.

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Tout cela pour arriver à cette apostrophe aux hommes, qui résume l'idée de la pièce dans un rapprochement de mots :

Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux!
Vous clouez de vos mains peu sûres
Les hiboux au seuil des masures,
Et Christ sur la porte des cieux! »

On avouera que nous sommes indulgent en disant que c'est là du saugrenu gigantesque. On pourrait être plus sévère en restant juste.

Un volcan ressemble à une cheminée. L'image n'est pas belle, mais elle est exacte. C'est assez pour que le pauvre poète Moschus devienne un grillon, et le poète écrira, joyeux d'écrire une chose si

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C'est un vrai rébus. Ailleurs, il arrive que le poète parlant du doute, le compare à un escarpement sur l'abîme. Jusqu'ici, c'est bien; mais attendons la fin. L'image une fois lancée ne s'arrêtera plus, et sur le doute-rocher voici les pensées-chèvres :

« Le doute, roche où nos pensées
Errent loin du pré qui fleurit,
Où vont et viennent, dispersées,
Toutes ces chèvres de l'esprit!

Le point d'exclamation n'est pas de moi; je le copie.

Dans cet ordre de citations on n'en finirait pas. Je voudrais résumer mes impressions dans un dernier exemple, mais caractéristique.

La lune nous apparaît ronde et blanche. Elle ressemble à une hostie. Elle s'élève graduellement à l'horizon, comme l'hostie consacrée par les mains du prêtre, à l'instant suprême de l'office divin, domine les fronts penchés de la pieuse assemblée. Il y avait là tout

au plus matière à un rapprochement qui aurait gagné beaucoup à être très resserré et très respectueux. Je crois même que le poète n'aurait rien perdu à le supprimer tout à fait. Pourquoi effaroucher les consciences religieuses par des images indiscrètes, qui vont chercher, dans le sanctuaire, des termes sacrés pour des comparaisons profanes? Mais ce qui n'était qu'une image, s'est agrandi démesurément et est devenu une sorte de parodie du culte catholique par le culte naturaliste. Le point de départ de toute cette pièce, prétentieusement appelée Relligio, c'est la ressemblance de la lune avec une hostie. C'est là l'idée, si une image est une idée, et l'auteur confond volontiers ces deux choses. Tout le reste n'est qu'un moyen de préparer majestueusement l'esprit à la grande surprise de la fin. Hermann, une grande âme dévastée, qui marche dans l'ombre du poète, l'interroge: «Quelle est ta foi, quelle est ta bible? Parle. Es-tu ton propre géant?» Je suppose qu'Hermann, sans la gêne de la rime, aurait mieux parlé ? On peut être à soi-même sa divinité, on n'est pas son propre géant. — Le penseur se tait, sans doute parce qu'il n'a pas compris. Hermann devient plus pressant : «Quel est ton ciboire et ton eucharistie! Dans quel temple vas-tu prier? Quel est le célébrant?» En ce moment, le ciel blanchit.

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Le poète croit avoir exprimé en termes magnifiques la religion de la nature. Il n'a fait qu'une charade sacrilége, qu'il s'est donnée à luimême, et dont le mot était : Elévation.

M. Victor Hugo semble avoir perdu la juste mesure des choses. Tout ce qui le touche lui apparaît énorme, disproportionné. C'est l'ordinaire effet de l'imagination. Là où elle domine, elle absorbe tout. Elle empêche les sens de voir, la raison de juger. Elle nous crée, si je puis dire, des sens nouveaux et une fausse raison qui n'estiment plus la réalité d'après la réalité même, mais d'après sa douteuse image. L'entendement ne sort plus de lui-même pour apprécier les objets, il reste dans la caverne si bien décrite par Platon, et là, aux lueurs incertaines qui pénètrent du dehors, il n'aperçoit plus que des ombres et des reflets que l'imagination fantasque agrandit à son gré.

Un des résultats les plus tristes et les plus curieux de cette disposition d'esprit, c'est l'idée étrange que M. Victor Hugo s'est forgée

du poète et de sa mission. Il y a lieu d'insister, parce qu'il y a vingt rimeurs à la suite, empressés d'admettre et de propager cette doctrine. La vanité de ces écrivains subalternes y trouve son compte. On les traitait de fous; ils montent en grade, et, de leur autorité privée, ils deviennent dieux. Il faut arrêter, à sa source la plus haute, cette épidémie de divinité.

Depuis longtemps déjà on pouvait étudier et suivre chez M. Victor Hugo la progression de cette idée. Dès la préface des Orientales, sans remonter plus loin, on proclamait, en des termes superbes, l'infaillibilité du poète : «L'auteur de ce recueil n'est pas de ceux qui reconnaissent à la critique le droit de questionner le poète et de lui demander pourquoi il a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, puisé à telle source... L'art n'a que faire des lisières, des menottes, des bâillons; il vous dit : Va! et vous lâche dans ce grand jardin de la poésie, où il n'y a pas de fruit défendu. » Dans la préface des Voix intérieures, le poète est élevé à une fonction civilisatrice. On disait alors :

« Ce siècle est grand et fort; un noble instinct le mène;
Partout on voit marcher l'Idée en mission;

Et le bruit du travail plein de parole humaine,

Se mêle au bruit divin de la création. »

On conçoit aisément que si l'Idée marche en guerre, c'est le poète qui est le porte-étendard de l'Idée. Le poète grandit encore dans les Rayons et les Ombres. Il poursuit dans la société un double travail de philosophie et d'harmonie universelle. Tout poète est une encyclopédie vivante; il doit contenir la somme des idées de son temps; bien plus, il est révélateur, il est prophète :

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C'était déjà beaucoup; ce n'est rien, si vous comparez le Rêveur sacré des Rayons et des Ombres à ce qu'il est devenu dans les Contemplations. Non-seulement il est, comme autrefois, infaillible; non-seulement il est le missionnaire de l'Idée; non-seulement il marche dans la nuit universelle, le front éclairé; il est grand-prêtre,

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