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ce n'est pas par des démonstrations didactiques; si elle venge la vérité, ce n'est pas par une polémique ardente. Non, le véritable historien, maître de lui-même et de son sujet, saura tout comprendre, tout sentir et tout exprimer; mais en même temps il discernera avec un tact heureux ce qu'il faut négliger, ce qu'il faut mettre en saillie. Du milieu de ses matériaux, il choisira, par la force de la réflexion, ce qu'il veut abstraire et douer de la vie. Penseur et artiste à la fois, l'historien tirera d'un bloc une statue.

Ainsi procédaient les anciens. En racontant les faits, dont la plus grande partie s'était passée sous leurs yeux, ils concentraient avec vigueur ce qui leur paraissait digne de mémoire. Ainsi Thucydide, qui n'écrit pas l'histoire de la Grèce, mais seulement la guerre du Péloponèse, enferme dans l'action et le dénoûment d'une catastrophe toute la Grèce, ses races, ses populations, ses colonies, ses rivalités, les antipathies du génie dorique et de l'esprit ionien, la variété des grands hommes, une société tout entière. Qui n'admire la lumineuse rapidité du récit de Salluste, que Quintilien appelait immortalem illam Sallustii velocitatem? Tout ce qui nous a été conservé de Salluste nous prouve avec quel discernement, avec quel art il se fit l'historien du VIIe siècle de la République romaine. A peine séparé par deux ou trois générations des faits qu'il raconte, Tacite, avec une éloquente concision, avec une incomparable énergie, trace les tableaux qui, depuis tant de siècles, captivent les regards et exercent la pensée.

Comme l'art historique rencontre parmi nous des difficultés infinies dont n'étaient pas einbarrassés les anciens, il est nécessairement plus rare; et aussi, lorsque nous en trouvons quelqu'application éclatante, nous sommes ravis. Tel est le plaisir sérieux et profond que M. Guizot procure à ses lecteurs. Sous sa plume, le sujet qu'il traite se développe avec une puissance de déduction qui accroît incessamment l'intérêt et l'attention. A coup sûr, il n'en pouvait choisir un qui convînt davantage à la nature, à l'élévation de son esprit; et, dans le choix du sujet, se donne aussi à connaître le génie de l'historien. M. Guizot fut bien inspiré quand, il y a plus de trente ans, il arrêta sa pensée sur la révolution d'Angleterre pour la peindre, pour la faire revivre à nos yeux. Là trouvaient leur emploi les facultés éminentes du publiciste et du penseur, ce jugement si sûr des hommes et des choses, cette intelligence politique si haute et si sereine. Avant d'avoir été ministre, M. Guizot traitait déjà l'histoire en homme d'Etat. Ce qu'il voulait écrire, c'était l'histoire du gouvernement d'un grand pays et de la part que le pays prenait à son gouvernement. M. Guizot poursuit encore aujourd'hui le même dessein avec la supériorité, avec l'esprit politique qu'on lui connaît.

Si nous parlons d'esprit politique, assurément nous serons compris. Personne ne s'imaginera que M. Guizot ait porté dans son livre des préoccupations étrangères à son sujet. On ignorerait dans quelles circonstances, après quels événements M. Guizot a écrit les deux volumes qu'il nous donne aujourd'hui, qu'on ne pourrait le pressentir. Mais à quoi bon insister? Ce n'est pas un esprit de cette hauteur qui descend aux artifices mesquins de l'allusion.

On en est encore plus convaincu quand on sait comment M. Guizot écrit, comment il compose. Si nous commettons ici une indiscrétion, nous prions l'illustre historien de nous la pardonner. Il n'y a pas longtemps qu'en causant avec nous de l'histoire, des devoirs qu'elle doit remplir, des difficultés qu'il lui faut vaincre, M. Guizot voulut bien nous raconter de quelle manière il composait. Quand il a délimité l'époque dont il se propose d'écrire l'histoire, il dresse une sorte de catalogue de tous les faits, de tous les événements, non-seulement année par année, mais mois par mois, semaine par semaine, et, si la chose est possible, jour par jour. M. Guizot étudie ce catalogue, il le médite; puis il le ferme et se met à écrire. Il écrit d'un seul jet, comme s'il s'agissait d'un poème, d'un roman. Voilà le moment de la composition, que rien ne trouble et n'interrompt. Enfin vient le travail de révision, le placement des dates, l'indication des sources.

Ce procédé explique bien des choses; il explique l'unité et la puissance de la composition, la chaleur continue qu'on y sent circuler, l'enchaînement à la fois sévère et dramatique qui en cimente les parties. La scène est grande, et l'on n'y voit pas de confusion. Tout est mis à sa place, tout arrive à son heure, tout est représenté avec les vraies proportions de l'art et de la réalité, situations, personnages, caractères. C'est ainsi que l'histoire a tout l'intérêt, tout le charme d'une œuvre d'imagination, d'un grand poème, d'un beau roman, et, de plus, elle a l'inestimable valeur de la vérité.

Au moment où s'ouvre le livre de M. Guizot, Cromwell est mort. Après lui comment combler le vide qu'il laisse, comment gouverner? Tous les partis, toutes les ambitions, toutes les craintes révolutionnaires invoquent le principe d'hérédité, et Richard Cromwell est unanimement proclamé protecteur. C'est-à-dire que la révolution ne se voit plus d'autre refuge que de s'abriter sous l'institution monarchique. On peut juger avec quelle finesse profonde M. Guizot a décrit cette situation et a su l'apprécier. L'instinct de conservation avait poussé les révolutionnaires à se donner un chef et à se décider pour l'unité de gouvernement; mais le chef était incapable et l'unité impossible.

Jusqu'à son avènement, Richard Cromwell avait vécu en gentil

homme de campagne, lié avec ses voisins, qui, presque tous, étaient cavaliers. On le disait à demi royaliste. Néanmoins, comme l'a écrit M. Guizot, il se laissa aller à sa destinée, sans résistance comme sans confiance. Etait-ce un pareil homme qui pouvait gouverner la révolution? Dès les premiers jours, tous les partis qu'Olivier Cromwell avait comprimés, reprirent leurs espérances et leurs intrigues. Les chefs du parti militaire s'agitèrent les premiers, et ils présentèrent à Richard une pétition où ils demandaient que l'armée eût désormais un chef autre que le protecteur lui-même, et qui eût combattu avec elle dans ses jours d'épreuve. Insolente demande, qui ne dénotait que trop ce que l'armée pensait du fils d'Olivier. Elle fut écartée, mais elle avait porté un premier coup au pouvoir de Richard. Les républicains tinrent aussi des réunions où ils dénonçaient les intrigues des royalistes, et disaient que ces derniers se trouvaient enhardis par la faiblesse du protecteur. Contre toutes ces attaques, Richard et ses conseils s'arrêtèrent à la résolution d'appeler le secours d'un parlement.

Convoquer un parlement, c'était mettre en présence les partis qui rendaient impossible l'unité du gouvernement. Pour les républicains, la chambre des communes, élue par le peuple, le représentait seule et devait concentrer tous les pouvoirs. Les Cromwelliens ne pensaient pas que le peuple pût gouverner; il devait reconnaître un pouvoir antérieur, né des événements; c'était le protectorat héréditaire de Cromwell et sa constitution. Enfin venaient les royalistes, également ennemis du régime républicain et de la parodie monarchique, jouée par des régicides. Ils gardaient encore le silence, mais ils se croyaient certains de l'avenir, parce qu'ils sentaient que le pays était avec eux.

Mais les événements les plus justement prévus ne s'accomplissent pas avec la rapidité logique de la pensée. Si faible qu'il fût, le pouvoir du nouveau protecteur préexistait à la chambre; et celle-ci dut le reconnaître solennellement, tout en ajoutant qu'elle aviserait à limiter la puissance du premier magistrat et à garantir les droits et privilèges du parlement. Les communes votèrent aussi que, pendant la durée du parlement actuel, elles traiteraient avec les personnes actuellement siégeant dans l'autre chambre, mais qu'elles n'entendaient nullement par là dépouiller de leur droit d'être dûment convoqués, les anciens pairs fidèles au parlement.

Pour bien comprendre ce vote, il faut se rappeler qu'une seconde chambre existait, la chambre des lords de Cromwell, qui avait été instituée par la pétition et avis', et qui siégeait dans l'enceinte de

C'était l'acte constitutionnel du protectorat.

Westminster, non loin des communes. Cette chambre des lords de Cromwell était également odieuse aux républicains et aux royalistes. Si les premiers n'osaient demander une seule assemblée, ils ne voulaient qu'une seconde chambre, complètement subordonnée à la chambre des communes, sans hérédité, et n'ayant que les pouvoirs les plus restreints. Dans le débat, ils prétendirent que la seconde chambre ne devait pas avoir le droit de rejeter les lois adoptées par les communes, car c'était donner indirectement au protecteur qui la nommait, le Véto législatif. Les républicains se montraient conséquents: ils rejetaient à la fois l'élément aristocratique et l'élément monarchique.

Mais il y avait déjà dans la chambre des communes assez de royalistes pour défendre ce que les républicains voulaient proscrire. Des voix s'élevèrent pour rappeler que les anciens barons avaient été les défenseurs des libertés publiques. Avec beaucoup d'art, M. Guizot a répandu, dans le cours de son récit, les citations les plus curieuses. On croit assister aux débats. « Je suis charmé, dit un des royalistes, de voir qu'on peut plaider pour notre ancienne constitution: la chambre des lords existait longtemps avant qu'il y eût une chambre des communes... Si Dieu, dans sa providence, a laissé tomber la noblesse, Dieu n'approuve pas toujours ce qu'il permet aucun bon chrétien ne peut arguer au nom de l'événement seul; parce que Constantinople a été enlevée aux chrétiens, en fautil conclure qu'ils ne doivent pas essayer de la reprendre ?.... Si on mettait la question aux voix dans le pays, cinq cents personnes contre une seraient pour la chambre des lords..... Nous n'avons fait que chanceler et déchoir depuis qu'elle n'est plus'. » Pour que la réaction aristocratique osât s'exprimer avec cette franchise, il fallait que, dans tous les esprits, la révolution fût bien déchue. Au surplus, les partisans du nouveau protecteur n'écoutaient pas sans une muette approbation cet éloge de l'ancienne aristocratie: car ils espéraient que le retour des anciens pairs dans la chambre des lords créée par Cromwell lui donnerait, aux yeux de l'Angleterre, plus d'autorité.

Ainsi, après une révolution qui avait suscité tant de sectes politiques et mystiques, les indépendants, les niveleurs, les anabaptistes, les millénaires, les hommes de la cinquième monarchie, l'antique aristocratie se relevait. Au sein même d'un parlement élu sous un régime révolutionnaire, elle était invoquée, célébrée; on rappelait qu'elle avait fondé les libertés anglaises; qu'elle avait stipulé, pour elles, l'épée à la main, avant que la chambre des communes

1 Histoire du protectorat de Richard Cromwell, t. Ier, p. 65, 66.

eût commencé d'exister. Quelle démonstration éclatante de l'autorité de cette aristocratie, qui devait, trente ans plus tard, en 1688, terminer la révolution comme un arbitre souverain, qui a eu dans sa main, depuis cette époque, le gouvernement de l'Angleterre, qui le garde encore aujourd'hui, malgré les progrès de la démocratie, et qui offre, enfin, avec la civilisation politique de la France, cette opposition vive, cette différence essentielle par lesquelles s'expliquent les destinées diverses des deux pays.

Richard Cromwell fut bientôt réduit, par la force des choses, au rôle de spectateur impuissant des luttes du parlement et de l'armée. Là était le nœud de la situation. La révolution avait été l'œuvre commune du parlement et de l'armée, qui se divisèrent après le triomphe. Si le génie et la dictature de Cromwell avaient comprimé ces discordes, son faible successeur devait en être la victime. Dans le parlement, les républicains ouvrirent l'attaque contre les Cromwelliens qui y représentaient le parti militaire ; ils signalèrent les actes arbitraires du gouvernement de Cromwell; ils se firent adresser des pétitions populaires qui dénonçaient ses actes, en revenant avec acrimonie sur le passé, et en exprimant hautement les vœux les plus démocratiques. Les Cromwelliens se défendaient en invoquant la nécessité. « Vous ne siégeriez pas maintenant ici, s'écria dans la chaleur du débat, un officier, le major général Kelsey, si feu Son Altesse et le conseil s'étaient toujours gouvernés d'après les strictes maximes de la loi. » Néanmoins la chambre, dans l'affaire du majorgénéral Butler accusé d'actes brutalement illégaux, nomma un comité qui devait non-seulement dresser un acte d'accusation contre Butler, mais rechercher comment on devait procéder judiciairement contre lui, et contre tous autres semblables délinquants. C'était non-seulement frapper un lieutenant de Cromwell, mais menacer tous les officiers qui l'avaient servi.

L'armée riposta. Elle demanda, elle obtint, par l'entremise de ses deux principaux chefs Fleetwood et Desborough, qu'un conseil général des officiers fût convoqué, qui s'entendrait avec le protecteur sur les moyens de mettre un terme à sa détresse, car elle n'était point payée, et de lui assurer en même temps, ainsi qu'à la cause commune, les garanties nécessaires. Quand les conseillers de Richard apprirent cette concession, sur laquelle ils n'avaient pas été consultés, ils lui en dénoncèrent les périls; mais si dangereuse qu'elle fût, elle ne pouvait être retirée; car, dès qu'elle avait été arrachée, cinq cents officiers s'étaient réunis pour délibérer. L'armée avait son parlement.

De la délibération des officiers sortit une humble représentation, qui demandait que la bonne vieille cause fût justifiée et maintenue

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