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à d'autres affaires que j'avois à lui dire, et ne lui en fis pas plus de bruit. Je suis persuadée que je fis mal ma cour; car, n'aimant pas à nous faire des biens véritables, il se plaisoit à nous donner des fausses inquiétudes, afin que nous lui fussions obligées, en nous pardonnant nos crimes imaginaires et en nous laissant en repos. D'autres fois aussi il traitoit les gens avec tant de douceur et d'apparente bonne volonté, qu'il étoit impossible d'éviter d'en être charmé; et quand il vouloit plaire, il trompoit toujours les personnes les plus détrompées. Mais à mon égard ses faveurs étoient rares. Comme je fus revenue chez moi, me ressouvenant de cette malice que la politique de notre ministre ou que la noirceur de quelque méchant esprit m'avoit faite, je passai quelques heures de la nuit à murmurer contre le monde, contre l'ambition qui nous flatte et la foiblesse qui nous y retient. Je dis souvent en moi-même :

Molto (1) avrai, se nulla speri.

Mais, après toutes mes morales, je connus que notre raison n'a aucune force quand la grâce de Dieu ne s'en mêle point, et que c'est avec sujet que, par la connoissance de notre foiblesse, nous pourrions dire:

Que holgamos (2) de hablar bien, quando hablamos
Magnificas sententias componiendo.

Pero quando allas obras nos allegamos
Renuimos todos de la carero,

Y con solo el hablar nos contentamos.

(1) Molto, etc. Tu auras beaucoup, si tu n'espères rien.-(2) Que holgamos, etc. Qu'on se contente de bien raisonner, mais que personne n'a le courage de bien faire.

Toute ma fausse sagesse ne fit donc aucun effet en moi, que celui de me faire penser de belles morales qui ne me soulagèrent point. Je m'en plaignois à la Reine, qui trouva que j'avois raison d'être affligée : et, malgré l'approbation qu'elle avoit accoutumé de donner à ce qui venoit du cardinal, son équité naturelle fit qu'elle eut de la peine de voir qu'il eût écouté cette fable, et qu'il eût voulu m'en parler comme d'une histoire croyable. Elle m'assura de plus qu'elle lui en diroit son sentiment, et j'ose croire qu'elle lui fit voir que l'accusation qu'il m'avoit faite étoit toutà-fait déraisonnable. Cette princesse étoit pleine de bonté et de justice : elle n'étoit point soupçonneuse, point facile à persuader; et quand on lui disoit du mal de quelqu'un dont elle avoit bonne opinion, elle y résistoit fortement. Nous aurions trouvé en elle une bonace sans nulle tempête, si celui en qui elle avoit de la confiance n'eût point eu trop souvent le pouvoir de changer ses premières impressions, par le soin qu'il prenoit de mépriser devant elle ceux qu'elle estimoit ; mais, quand il vouloit perdre quelqu'un, il falloit néanmoins, pour y réussir, qu'il eût des matières propres à la pouvoir tromper par les apparences d'une cause véritable. Comme la mienne ne la pouvoit persuader, je sentis en cette occasion, comme dans les autres dont j'ai déjà parlé, quelle étoit la droiture de son ame quand ses lumières naturelles ne pouvoient être obscurcies. Je puis encore dire avec vérité que ce qui pouvoit nuire à ceux à qui elle vouloit du bien, elle ne le disoit jamais à son ministre; et, parmi ceux qu'il a haïs et voulu chasser de la cour, il y en a cu qu'elle a soutenus contre lui par la seule raison de

leur innocence, parce qu'elle lui a été mieux connue que celle des autres, ou parce qu'en effet ils en avoient davantage. Le cardinal a dit souvent à Le Tellier (à ce que ce ministre m'a dit lui-même ) que la dévotion de la Reine l'embarrassoit, et qu'elle ne se rendoit que difficilement sur ce qu'elle croyoit être de la gloire de Dieu. Elle avoit assez de lumière pour connoître le bien; et si elle avoit eu de la force pour le défendre toujours, les plumes des historiens ne pourroient lui donner assez de louanges: mais elle avoit trop de défiance d'elle-même, et son humilité la persuadoit aisément de son incapacité au gouvernement de l'Etat. Ce sentiment, en quelque façon injuste et déraisonnable, a beaucoup servi à l'établissement de la puissance de son ministre, qui sans cet excès auroit rempli dignement la place où le feu Roi l'avoit établi, et où la Reine l'avoit maintenu. S'il avoit pu croire n'être pas si nécessaire à cette princesse, il auroit pris plus de soin de mériter l'estime de tous les peuples. S'il avoit appréhendé les mauvais offices qu'on lui auroit pu rendre auprès d'elle, il auroit eu plus de considération pour les gens de bien, qui auroient toujours eu du crédit auprès d'elle; car naturellement elle avoit de la bonne volonté pour eux. Et enfin, si la Reine avoit voulu s'estimer davantage et soutenir plus souvent ses propres sentimens, comme elle le faisoit quelquefois quand elle croyoit y être obligée par son devoir, ses bonnes intentions auroient perfectionné celles du ministre, qui en effet avoit de belles qualités, et qui, bien ménagées par une puissance au-dessus de la sienne, l'auroient pu rendre un ministre digne de l'estime générale. La grandeur de

son génie l'a mis au-dessus des autres hommes, nonseulement par bonheur, mais par supériorité de connoissances. Jamais nul de ceux qui ont eu sa familiarité et sa confidence n'a eu pouvoir sur lui qu'autant que la nécessité de ses affaires et de ses desseins l'y ont forcé. Il avoit une grande expérience pour les affaires étrangères, et il étoit capable des plus hautes entreprises. Il travailloit beaucoup. Sa politique étoit fine; il étoit habile dans l'intrigue; il parvenoit à ses fins par des détours et des finesses quasi impénétrables. Il n'étoit point méchant ni cruel. Il n'a pas même eu d'abord une ambition démesurée, car jusques alors il s'étoit privé des grands établissemens que tous les autres favoris avoient eus. Il n'avoit encore pris ni places, ni gouvernemens, ni dignités, ni charges jusque-là. Aussi son avidité pour les trésors n'avoit point encore paru telle qu'elle étoit en effet ; et ceux qui l'accusoient d'en avoir étoient injustes. Plusieurs de ceux qui lui faisoient la cour lui devoient déjà de grandes grâces; et beaucoup de ceux-là étoient plus riches que lui. Il étoit assez aimable de sa personne; et, malgré ses défauts, on parlera sans doute de lui comme d'un homme extraordinaire. Sa prodigieuse puissance étonnera tout le monde ; et les merveilleux événemens de sa fortune l'élevèrent bien haut. Il a eu la destinée des grands hommes, tant par son bonheur que par ses infortunes : il en pourra aussi avoir la réputation, et je doute si tous les siècles ensemble nous en pourront produire une plus grande.

Le cardinal donna une marque de sa facilité à bien faire en arrivant à Fontainebleau. Il se laissa persuader par les partisans de Châteauneuf de lui faire le plaisir

qu'il pût faire la révérence à la Reine : ce qu'il fit de bonne grâce, malgré les sujets qu'il avoit de le regarder comme son rival. La Reine vit cet ancien ministre, le traita honnêtement; mais, par les choses qu'elle lui dit, elle voulut qu'il comprît que si le cardinal Mazarin ne l'avoit point souhaité, elle ne l'auroit point vu, afin qu'il connût lui en avoir toute l'obligation. Châteauneuf fit dire au chancelier que le bon traitement qu'il recevoit alors de la cour, et qu'il avoit souhaité pour ôter de dessus son front le bandeau de la disgrâce, n'étoit en rien contre lui; qu'il étoit son serviteur, et qu'il l'en assureroit lui-même s'il avoit le bonheur de le rencontrer. Le ministre, ayant néanmoins considéré l'embarras de ces deux hommes s'ils se fussent vus, fit venir Châteauneuf avant que le conseil arrivât à Fontainebleau. Cet exilé avoit été autrefois garde des sceaux, et celui qui les possédoit alors auroit eu lieu de craindre le renouvellement de sa faveur; mais en effet Châteauneuf n'avoit point cette prétention, parce qu'il n'étoit pas encore temps d'y penser, et qu'il ne les souhaitoit que pour aller au ministère. Le désir de la première place étoit si fortement établi dans son cœur, qu'en priant un de ses amis de faire ce compliment au chancelier, il lui dit qu'il le pouvoit librement assurer qu'il ne demandoit point sa place; que sa destinée devoit être de commander et non pas d'obéir, et que si la fortune le favorisoit, qu'ils ne seroient pas incompatibles : voulant par là lui montrer qu'en arrivant au comble de ses souhaits il deviendroit premier ministre et peut-être cardinal; que cela étant, il le laisseroit vivre dans l'état où il étoit. Il faisoit des desseins pour sa grandeur et

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