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Les événements et les circonstances politiques qui se rattachent à l'ouvrage qu'on va lire sont tellement connus, ou il est si facile de s'en instruire à fond dans plusieurs ouvrages généralement estimés, que nous pouvons n'en rappeler ici que précisément ce qui est nécessaire à l'intelligence parfaite du texte de notre auteur. Ce but sera suffisamment atteint par un tableau très abrégé de l'état des choses en Pologne à l'époque où Rousseau écrivoit, et par un précis non moins succinct des événements antérieurs dont cet état de choses étoit l'effet. Quelques courtes notes dans le cours de l'ouvrage compléteront les éclaircissements, s'ils sont nécessaires.

La Pologne, dans sa division la plus générale, en grande, petite Pologne et duché de Lithuanie, contenoit en trente-trois provinces ou palatinats un peu plus de huit millions d'habitants. Cette population étoit régie souverainement par environ cent mille nobles, un roi électif et un sénat perpétuel. Les habitants des villes, ne pouvant posséder que des maisons dans les villes mêmes, et des fonds de terre à une lieue aux environs, n'étoient comptés dans l'ordre politique que pour en supporter toutes les charges; le commerce et le peu d'industrie que le pays pouvoit comporter étoient entre les mains des juifs et des étrangers, et les paysans attachés à la glébe étoient la propriété de leurs seigneurs, au pouvoir desquels rien ne pouvoit les soustraire, et qui avoient sur eux droit de vie et de mort.

On distinguoit parmi les nobles les Palatins ou gouverneurs des provinces, les Castellans ou commandants des châteaux et des villes, considérés comme les lieutenants des Palatins, et les Starostes ou possesseurs des Starosties,

vastes domaines qui leur étoient accordés à vie avec ou sans juridiction sur les terres qui en dépendoient. Ces Palatinats, Castellanies et Starosties, et beaucoup d'autres tenutes et bénéfices de méme espèce, étoient à la nomination du roi. Comme aucuns appointements ou gages n'étoient attachés aux charges et fonctions publiques, ces concessions étoient les récompenses naturelles des services rendus à la patrie, et étoient appelées pour cela panis benè meritorum, dont le roi étoit le distributeur. Mais à la mort de chaque possesseur, le bénéfice concédé rentroit dans les mains du roi, qui étoit tenu de faire sur-le-champ une nomination nouvelle; et c'étoit en cela que le régime polonois différoit essentiellement du régime féodal.

Les nobles seuls jouissant ainsi des droits de cité, se rassembloient périodiquement dans les diétines ou diétes de palatinat, pour y élire les nonces chargés de les représenter à la diete générale. Celle-ci s'assembloit tous les deux ans et se composoit du sénat et des représentants de la noblesse; elle partageoit avec le roi le pouvoir législatif.

Le sénat étoit formé des grands dignitaires ecclésiastiques, des Palatins, des Castellans, de quelques Starostes, et des grands officiers de la couronne. Ceux-ci, au nombre de dix, étoient nommés par le roi, mais inamovibles dans leurs places et avec un tel degré de pouvoir et d'indépendance que l'autorité, dans la partie d'administration confiée à chacun d'eux, leur appartenoit à peu près tout entière. Le roi n'ordonnoit rien qu'avec leur exprès consen

tement.

A ce germe toujours subsistant de confusion et de désordre se joignoit, 1o la dépendance absolue de chaque nonce résultant des instructions qui lui avoient été données dans la diétine et dont il ne pouvoit s'écarter; 2o le droit de liberum veto qui rendoit la délibération de toute diete infructueuse par l'opposition d'un seul membre, droit dont l'usage ne remontoit pas au-delà de 1650, mais

dont les nobles polonois s'étoient depuis ce temps montrés si jaloux qu'il étoit passé en loi et maxime d'état.

Un autre droit encore, également constitutionnel et non moins cher aux Polonois, étoit celui de former sous le nom de confédération une ligue générale dont les membres liés par un serment particulier se choisissoient un chef et nommoient un conseil général qui réunissoit en lui seul l'autorité de toutes les magistratures. Ainsi, les insurrections même avoient en Pologne une forme légale. Mais dans les assemblées qui en étoient la suite, le droit du liberum veto restoit suspendu, la pluralité des suffrages alors faisoit loi, et c'étoit ainsi que ce droit de confédération, dont l'exercice étoit de nature à mettre le comble au désordre, étoit souvent ce qui contribuoit le plus efficacement à le faire cesser. Au reste, la confédération une fois dissoute, tous ses règlements cessoient avec elle; pour qu'ils devinssent des lois, il falloit qu'ils reçussent la sanc tion d'une diete unanime, et la république reprenoit sa forme accoutumée.

Dans cet état des choses un roi électif, qui ne battoit point monnoie, qui ne faisoit point la guerre en per sonné, qui ne pouvoit ni la déclarer ni faire aucun traité, ni même se marier sans l'aveu de la diéte, dont les actes administratifs se réduisoient à des nominations et des concessions qu'il ne pouvoit révoquer, et dont les revenus ne suffisoient guère qu'à la dépense de sa table, n'avoit sans doute qu'une ombre de pouvoir réel; mais ces nominations et concessions en si grand nombre, et dont on a vu plus haut que le droit lui appartenoit exclusivement, lui donnoient une force d'opinion et une influence bien en contraste avec l'esprit dont les nobles polonois étoient constamment animés, et c'est ce qui explique, d'une part, pourquoi à chaque élection cette couronné étoit si ardemment briguée et poursuivie; de l'autre, pourquoi le droit du liberum veto, celui de confédération, et toutes les au

tres entraves données à l'autorité royale, s'établirent successivement pour en balancer la puissance. Chaque élection en effet étoit toujours l'époque des restrictions nouvelles mises à une autorité déjà si bornée, restrictions que le prince nouvellement élu juroit de respecter, ainsi que toutes les lois fondamentales de la république, désignées généralement sous le nom de pacta conventa.

Les effets naturels d'un état politique ainsi constitué sont faciles à concevoir, et on ne peut qu'en croire l'historien moderne qui nous trace ainsi le tableau de l'état intérieur de la Pologne à l'époque même où Rousseau rêvoit pour elle ce que la force des choses rendoit impossible à réaliser. «La république, dit Rulhière, presque toujours destituée <«< d'une autorité législative et souveraine, se trouva dans « une impuissance absolue de suivre les progrès que l'admi<< nistration commençoit à faire dans la plupart des autres « pays. Tout ce qui exigeoit des dépenses continues devint « impraticable... Les grands établissements qui annoncent << la perfection des arts et les soins toujours actifs du gou<< vernement, ne purent seulement pas être proposés... «Les Polonois, dont les moeurs sont faciles, adoptèrent «< chacun séparément une partie de ces progrès rapides « que le luxe et la société faisoient chez les autres peuples, << mais ils n'admirent aucun de ceux que faisoit l'adminis«<tration publique. De tant de changements introduits en «Europe, la politesse et le luxe furent les seuls qui s'in«<troduisirent parmi eux. » Hist. de l'anarchie de Pologne, tom. I, p. 49 et 127.

La Russie, qui dès 1733 avoit imposé par la force Auguste III pour roi à la Pologne, réussit par le même moyen à faire décider en 1764 l'élection de Stanislas Poniatowski son successeur. Celui-ci, dont le titre le plus signalé pour obtenir cette couronne étoit d'avoir été l'amant de Catherine II, étoit déjà sous ce rapport doublement odieux aux Polonois. Le caractère et les actes de ce

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